Matières premières: entre deux chocs opposés

Levi-Sergio Mutemba

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Les secteurs reflétant les craintes macros annulent les gains de ceux qui reflètent la tension sur l’offre.

© Keystone

Depuis son plus haut de l’année, le 8 mars 2022, l’indice Bloomberg Commodity Index (BCOM) n’a pratiquement pas bougé (+1-2%). Le secteur, dans son ensemble, reste néanmoins en hausse de plus de 35% depuis fin décembre. Mais, d’une matière à l’autre, les écarts de performance sont à la fois amples et divergents. Les constituants qui reflètent un choc de l’offre tirent le secteur vers le haut. Ceux qui reflètent un choc de la demande exercent l’effet inverse. Ce qui pourrait expliquer l’évolution latérale des matières premières au cours des dernières semaines.

Parmi les matières souffrant du choc de la demande, figurent avant tout les métaux industriels. Qui subissent les craintes de ralentissement économique global. Après s’être brièvement envolés suite à l’invasion de l’Ukraine, les cours du cuivre ont reculé de 8% depuis début mars. Pire, le nickel chute de plus de 40% sur cette période. Et l’aluminium abandonne 22%. «Les stocks de métaux de base sont globalement faibles, ils ont néanmoins perdu presque tout ce qu’ils avaient gagné depuis le début de l’année, du fait que les craintes entourant la demande chinoise, qui forme environ 50% de la demande de ces métaux, l’emportent sur celles liées aux perturbations des chaînes d’approvisionnement causées par le conflit ukrainien», écrivent Martijn Rats et Amy Sergeant dans le dernier Global Insight de Morgan Stanley.

«Même si une usine européenne souhaite importer de l’aluminium russe, celle-ci aura du mal à obtenir une lettre de crédit de la part de sa banque».

«Le cuivre fait face à des perturbations de l’offre à court terme, liées plus spécifiquement à des pénuries d’eau et des mouvements de grève», poursuivent les analystes de Morgan Stanley. «Toutefois, la croissance de l’offre minière devrait rebondir de façon significative dès le second semestre de cette année et durant l’année 2023, faisant basculer le marché en situation de surplus et tirant les prix vers le bas», anticipent Martijn Rats et Amy Sergeant. L’aluminium est toutefois un cas à part et la baisse récente de cours offrirait un point d’entrée. Morgan Stanley s’attend en effet à des perturbations de l’offre russe, avec de nombreux défis pour l’approvisionnement d’aluminium ukrainien et australien. De façon indirecte, le métal pourrait également bénéficier des sanctions contre la Russie.

«Techniquement parlant, il n’existe pas encore de sanctions officielles sur l’ensemble des matières premières en provenance de Russie, mais nous nous auto-sanctionnons en nous abstenant d’en importer, ce qui finit par créer des tensions sur l’offre», souligne David-Michael Lincke, Head of Portfolio Management chez la société de gestion spécialisée dans les matières premières Picard Angst, à Pfäffikon, contacté par Allnews.

«D’autre part, même si une usine européenne souhaite importer de l’aluminium russe, celle-ci aura du mal à obtenir une lettre de crédit de la part de sa banque, cette dernière craignant à son tour de subir les effets des sanctions financières contre la Russie», poursuit le portfolio manager suisse. «Il convient également de rappeler que l’aluminium est un métal dont la production est gourmande en énergie, et toute hausse de celle-ci tend à se répercuter sur le prix final du métal.»

Quant au nickel, qui sous-performe l’ensemble des autres métaux de base, il reflète comme le cuivre les craintes liées à la demande, surtout en provenance de Chine, où la politique sanitaire particulièrement restrictive met à la mal son économie. David-Michael Lincke souligne pourtant que ce métal fait partie du groupe de ceux ayant une importance majeure dans la fabrication de batteries pour véhicules électriques.

Depuis le début de la pandémie, les cours du maïs et du blé ont tous deux augmenté de plus de 160%.

«La guerre en Ukraine a été l’élément déclencheur d’un short squeeze au London Metal Exchange, suite à l’accumulation d’importantes positions courtes par un important producteur chinois qui a été forcé de les liquider brutalement, menaçant de déstabiliser certaines banques et des courtiers locaux», rappelle l’expert de Picard Angst. Qui précise que le métal, dont le négoce fut suspendu pendant près d’un mois, se traite actuellement en-dessus de ses niveaux de février précédant l’invasion de l’Ukraine, à environ 27.940 dollars. Rappelons que le short squeeze avait fait bondir le nickel à plus de 48.500 dollars en l’espace d’une semaine.

En-dehors des métaux industriels, qui contribuent pour plus de 15% du poids total de l’indice BCOM, pratiquement tous les autres secteurs semblent refléter le choc de l’offre que la guerre en Ukraine n’a fait qu’accélérer. Depuis le début de la pandémie, vers mai 2020, les cours du maïs et du blé ont en effet tous deux augmenté de plus de 160%. Les prix du sucre, dont les analystes révisent également leurs prévisions de production à la baisse, ont augmenté de plus de 80% sur cette période.

«En ce moment, les Ukrainiens ne peuvent rien cultiver ou alors très peu. Et les stocks ont probablement été saisis et expropriés par l’armée russe», explique David-Michael Lincke. D’après les données GTAS Forecasting de S&P Global Market Intelligence, les exportations de maïs ukrainien s’élevaient à 27,2 millions de tonnes en 2021. Soit 12,8% des exportations mondiales. Quant au poids du blé (21,2 millions de tonnes) en provenance du «grenier de l’Europe», celui-ci est de 10,5%. Le Département américain de l’Agriculture (USDA) s’attend pour sa part à un effondrement de plus de 50% de la production de maïs ukrainien, à 19,5 millions de tonnes, pour la campagne de commercialisation 2022/2023.

«S’agissant du sucre, c’est un marché étant le plus souvent confronté à une surabondance», poursuit David-Michael Lincke. «Mais cela est en train de changer, du fait que les sucreries brésiliennes privilégient ou accroissent la part du sucre dans la production d’éthanol sous forme de carburant, afin de participer eux aussi à la hausse des prix de l’énergie.» Le portfolio manager remarque également qu’en temps normal, les cours du sucre ne seraient pas là où ils se situent aujourd’hui.

«Seul le marché du riz semble être resté relativement stable».

D’après Reuters, les sucreries brésiliennes auraient ainsi annulé de nombreux contrats d’exportation portant sur 200.000 à 400.000 tonnes de sucre brut, intensifiant les craintes d’une pénurie. Le Brésil exporte à lui seul plus de 2,2 millions de tonnes de sucre par mois lors des meilleures récoltes. «Seul le marché du riz semble être resté relativement stable, probablement en raison du caractère régional de ce marché, ainsi que du faible volume de négoce sur le marché à terme», précise David-Michael Lincke.

Enfin, en ce qui concerne l’énergie, le bouleversement de la chaîne d’approvisionnement est tel qu’il faudrait des années pour compenser le retrait du pétrole et du gaz russes du marché. À un moment où le secteur fossile affiche un manque d’investissement depuis plusieurs années. Car même si l’utilisation des réserves stratégiques américaines a pu – jusque-ici – compenser le retrait des matières énergétiques russes, la stratégie ne serait pas soutenable sur le long terme. «La période la plus récente de sous-investissement dans la production énergétique et des métaux commence juste après le pic du super-cycle porté par la Chine, super-cycle qui se termine vers 2011, et persiste jusqu’à aujourd’hui», observe David-Michael Lincke.

Les grandes compagnies pétrolières et gazières voient baisser de façon substantielle la part des activités fossiles de leurs portefeuilles. «Le poids du secteur énergétique au sein de l’indice S&P 500 est de 4% environ aujourd’hui. Il fut un temps où il était de 8%, ce qui reflète la réduction des capitalisation boursières des grands groupes énergétiques ayant accompagné la baisse de leur capex au cours des 10 ou 12 dernières années», remarque David-Michael Lincke. Cette situation reflète non seulement l’ampleur de la dépendance énergétique européenne, mais également l’ampleur du déficit en termes de sources d’énergies renouvelables. «Face à cette réalité, les autorités en sont venues à inclure le gaz naturel dans la liste des énergies vertes, alors que celui-ci comporte des risques environnementaux significatifs en termes d’émissions de méthane», explique David-Michael Lincke.

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