Actions suisses: plus qu’une simple résilience

Levi-Sergio Mutemba

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Les derniers résultats et les orientations stratégiques reflètent la solidité du tissu industriel suisse.

©Keystone

Le manque de visibilité et les perturbations constatées dans les chaînes d’approvisionnement continuent de poser des défis significatifs pour les entreprises. Et la guerre en Ukraine ne fait qu’exacerber ces tensions. Pour Daniele Scilingo, Head of Swiss Equities chez Mirabaud Asset Management, les délais d’attente vont probablement s’allonger, avec un effet multiplicateur sur les chaînes d’approvisionnement à plusieurs niveaux. «Il est difficilement concevable que face aux vents contraires que présente l’année 2022, tels que les coûts énergétiques, l’inflation des salaires, les perturbations logistiques, les entreprises soient en mesure de défendre les marges enregistrées l’année dernière», craint Daniele Scilingo.

«Nous apprécions l’attention accrue d’UBS dans la gestion de fortune et la gestion d’actifs.»

Qu’en sera-t-il des entreprises suisses, certes réputées pour leur savoir-faire et leur avantage compétitif, mais également fortement exposées, en tant qu’exportateurs de premier plan, aux facteurs internationaux? Rappelons d’abord, dans le cadre du conflit ukrainien, que la Russie ne représente que 1% des exportations suisses. Et l’Ukraine encore moins (0,2%). Il n’est donc pas étonnant de voir le marché actions suisse surperformer les grands indices des pays développés. Le panier SMI Index a ainsi cédé un peu moins de 6,5% depuis le début de l’année et a récupéré 4% environ depuis le jour de l’invasion de l’Ukraine il y a deux mois jour pour jour. Par contraste, le S&P 500 perd 10% environ, le DAX allemand chute de 12% et le CAC40 de plus de 20%.

Morgan Stanley nous a fait parvenir la semaine leurs dernières opinions sur un ensemble d’entreprises suisses, dans le cadre de la saison des résultats au premier trimestre. À quelques exceptions près, il semble que les sociétés suisses parviennent à maintenir des revenus et des marges raisonnables. Dans le secteur bancaire, MS salue, par exemple, les performances d’UBS. «Nous apprécions l’attention accrue de la banque suisse dans la gestion de fortune et la gestion d’actifs», soulignent leurs analystes.

Les leviers boursiers à moyen terme résident dans sa croissance sur les continents américain et d’Asie Pacifique, de même que dans des dépenses relativement élevées dans ses infrastructures informatiques, ainsi qu’un rendement du capital important suite à la confirmation de son programme de rachat d’actions de cinq milliards de dollars. «Au total, nous nous attendons à un rendement en espèces de 12% du titre UBS cette année.» Autant de raisons d’être à «surpondérer» sur la première banque de Suisse. Pourtant MS opte pour un positionnement plus prudent, avec une opinion à «pondération égale», compte tenu des retombées potentielles du conflit ukrainien, d’une certaine «mollesse récurrente» des commissions découlant des actifs sous gestion, des incertitudes qui plombent actuellement les marchés des capitaux et du processus de désendettement en cours dans les pays d’Asie Pacifique. «Nos estimations de bénéfice par action consistent ainsi en une baisse de 7% pour 2022 et de 5% pour 2023», précisent-ils.

«Soyons clairs, nous aimons la stratégie de Holcim.»

Les analystes de la banque américaine sont également à «pondération égale» sur Credit Suisse, qui a signalé une perte attendue au titre du premier trimestre et dont le cours de l’action est en baisse de plus de 23% depuis le début de l’année (contre +0,4% pour UBS). Ce qui n’empêche pas les analystes d’évaluer le potentiel haussier du titre aux alentours de 32% sur les douze prochains mois, malgré la provision de 700 millions de francs destinée à couvrir ses anciens litiges, une autre de 200 millions suscitée par son exposition (directe et indirecte) à l’Ukraine, ainsi qu’une provision de 350 millions de francs liée à la plateforme de distribution Allfunds.

«L’année 2022 sera une année de transition pour Credit Suisse», estime MS. Insistant sur l’importance de «l’exécution stratégique», afin de rétablir la confiance des clients. Comme UBS, l’établissement bancaire devrait également pâtir du deleveraging en Asie Pacifique, mais elle risque en outre de perdre du terrain en termes de revenus au sein de son activité de courtage de premier ordre («Prime Brokerage»). «Selon nous, son bénéfice par action devrait reculer d’environ 73% cette année et de 5% en 2023 par rapport à notre précédente prévision», calculent les experts de la banque américaine.

Dans le secteur, également cyclique, du bâtiment et de la construction, Holcim bat le consensus de l’ensemble des analystes, ainsi que ceux de MS. Ce, aussi bien en termes de chiffre d’affaires qu’en termes de marges. Les analystes saluent notamment le pouvoir de fixation des prix en Europe, qui a particulièrement profité à ses activités de toitures. En 2021, Holcim a en effet racheté les leaders nord-américains des toitures commerciales Firestone Building Products et le groupe Malarkey, qui ont largement contribué aux excellents résultats de la division Solutions & Products de Holcim.

«Cela renforce de façon significative la stratégie de transformation en cours du portefeuille d’activités de Holcim, caractérisée par les fusions et acquisitions, stratégie qui, du reste, fait toujours l’objet de débat au sein du marché», remarquent les analystes de MS. «Soyons clairs, nous aimons cette stratégie», insistent ceux-ci, faisant figurer Holcim parmi leurs valeurs préférées. Ceux-ci s’attendent à une croissance du chiffre d’affaires «d’au moins» 8% en 2022 (à périmètre constant), l’Europe et l’Amérique du Nord étant ses principales sources de croissance, y compris en termes de croissance organique, porté par une demande toujours soutenue.

Seule ombre au tableau, les marchés émergents. Encore que, là aussi, sa performance reste au-dessus du lot. Ce qui justifie l’intention du groupe de se désinvestir de cette région, ce qui pourrait toutefois s’avérer difficile, dès lors qu’il s’agit de trouver le bon acheteur au bon prix. «Au final, si nous sommes à «surpondérer» sur Holcim, c’est parce que l’entreprise se différencie clairement de ses concurrents en exploitant le thème de la décarbonisation, qu’elle considère comme une opportunité de croissance», expliquent les analystes de MS. Ceux-ci évoquent, entre autres, son positionnement de leader dans le béton (via ses solutions ECOPact) et le ciment «verts», où le groupe jouit d’un volume d’activités supérieur à la moyenne, ainsi qu’un certain pouvoir de fixation des prix. L’action Holcim est en hausse de 1% depuis fin décembre 2021 et enregistre un gain de plus de 6% sur le mois écoulé au vendredi 22 avril.

«Pas la moindre idée quant à ce qui conduit le consensus à avoir des hypothèses plus positives que les nôtres sur ABB.»

En revanche, le fabricant de biens d’équipement énergétique et d’automation ABB a surpris en bien en termes de commandes, mais a déçu en termes de chiffre d’affaires. «Les marges de sa division Robotics ne cessent de se contracter depuis 2017, en dépit des mesures d’optimisation des coûts, de sorte que les ambitions du groupe visant une marge dans le milieu de la fourchette comprise entre 10% et 20% nous semble ambitieuses», poursuivent les analystes. La persistance de la «dégradation des marges» explique que ceux-ci ne partagent pas l’idée selon laquelle ce recul serait ponctuel et dû aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement causées par la pandémie.

«En appliquant un ratio valeur d’entreprise/excédent brut d’exploitation (EV/EBITDA) de 16 fois, le titre vaut ainsi environ 28 francs», estime MS, qui rehausse néanmoins son objectif de cours à 27 francs contre 26 francs précédemment. Le titre ABB cote un peu plus de 30 francs actuellement (au lundi 23 avril, après une baisse de 3,42% vendredi). La cible de cours de MS contraste avec les 34 francs estimés par la moyenne des analystes. «Nous n’avons pas la moindre idée quant à ce qui conduit le consensus à avoir des hypothèses plus positives que les nôtres», s’étonne MS, qui lui préfère l’action du français Schneider Electric. «Le débat central consiste à savoir quel serait la valeur de l’action sur une base normalisée, c’est-à-dire une fois que la restructuration du groupe est finalisée et que les marges opérationnelles se sont améliorées vers les niveaux observés chez ses concurrents», souligne MS. «Or cette normalisation est déjà plus qu’adéquatement intégrée dans les valorisations de marché actuelles.»

En effet, MS ne croit pas que les marges d’ABB puissent atteindre celles de Schneider (environ 17% selon les hypothèses du marché pour 2025) et que le groupe soit en mesure de générer un cash flow libre d’environ 3,5 milliards (soit 11% des ventes ou une amélioration de plus de 45% de celui-ci par rapport aux 2,4 milliards attendus en 2022). Dans ce contexte, MS estime que l’action s’échange avec une prime difficilement justifiable, dès lors qu’elle se traite avec un PER de 26 fois contre une moyenne de 20,6 fois pour le secteur, avec un rendement du dividende de 2,6% contre 3% pour le secteur, avec un rendement du cash flow libre de 3,6% contre 5,3% pour des titres tels que Schneider ou Legrand.

Quant à Nestlé, le titre fait partie des actions que Morningstar recommande de détenir du fait de son avantage compétitif lui permettant de surmonter les aléas conjoncturels. «Ce type d’entreprise offre des produits et des services dont le consommateur a toujours besoin», explique l’agence de notation de fonds Morningstar, dans une note publiée la semaine dernière. Nestlé est, du reste, le seul groupe suisse inclus dans la liste des titres à détenir en 2022 au sein du secteur de la consommation dite défensive. Défensive dans la mesure où les ralentissements économiques n’ont que peu d’impact sur l’entreprise.

Ioannis Pontikis, Senior Equity Analyst chez Morningstar, souligne que, au premier trimestre, la croissance organique de l’entreprise basée à Vevey (+7,6%) dépasse le consensus de 5%. Notamment grâce à ses filières de détail (+5,9%), en raison de la demande toujours soutenue de la consommation à domicile. «La restauration hors-foyer se redresse en outre comme prévu, avec des ventes en hausse de 35,6% sur les trois premiers mois contre une contraction de 11,6% l’année dernière à la même période», observe Ioannis Pontikis.

Sans surprise, Nestlé, dans ses orientations, reste prudent, comte tenu de l’environnement géopolitique qui exacerbe les tensions inflationnistes déjà présentes. «Pour 2022, le groupe maintient une croissance organique d’environ 5%, mais avec des orientations prudentes sur les marges, soit entre 17% et 17,5%. Des estimations que l’entreprise estiment aujourd’hui agressives alors qu’elles étaient considérées comme étant conservatrices en février, avant la crise ukrainienne», souligne Ioannis Pontikis.

Morgningstar salue la stratégie du groupe Novartis consistant à se centrer sur les médicaments.

L’inflation des coûts dans l’emballage, le transport et l’énergie seront les principaux facteurs de compression des marges et contre lesquels il n’est pas possible de se couvrir, par opposition aux matières agricoles. «Sous une perspective produits, nous constatons que la croissance continue d’être portée par des produits de haute qualité, tels que le café et la nourriture pour animaux («petcare»)», poursuit l’analyste de Morningstar. Selon qui les produits à base de café (en poudre et liquide) devraient afficher une croissance de 7,3% cette année et une mage commerciale de 23,5%, tandis que le petcare devrait enregistrer une croissance de 13,6% et une mage de 21,1%.

Dans le secteur de la pharma, Morgningstar salue la stratégie du groupe Novartis consistant à se centrer sur les médicaments et à approfondir son expertise dans les cinq domaines thérapeutiques clés que sont la cardiologie/néphrologie, l’immunologie, les neurosciences, l’oncologie et l’hématologie. Ce, tout en se renforçant dans les plateformes technologiques (dégradation ciblée des protéines, thérapies cellulaires, thérapies géniques, thérapies par radioligands et ARNx). «Après Novartis s’est désinvesti de nombreuses opérations historiques au cours de la décennie écoulée, celui-ci s’efforce désormais de simplifier ses opérations en se concentrant davantage dans les médicaments de spécialité, ce qui lui aidera à améliorer ses marges», explique Damien Conover, Sector Director chez Morningstar.

«Bien que nous fassions l’hypothèse que les marges opérationnelles augmenteront autour de 40% d’ici 2025, nous craignons que celles-ci commencent à se contracter après ce délai, à mesure que la perte du brevet sur l’Entresto utilisé pour les insuffisances cardiaques approche, probablement en 2026», prévient Damien Conover. Dans un contexte inflationniste, l’analyste estime toutefois réalisable l’objectif de Novartis consistant à réduire ses coûts opérationnels d’un milliard de dollars par an, en attendant que d’autres médicaments viennent compenser la perte de brevet de l’Entresto. Le risque principal résiderait dans le fait que le groupe vend plus de médicaments en-dehors des Etats-Unis (près de 70% des ventes totales), là où les prix sont les plus élevés.

«L’un des avantages de Sulzer est que sa chaîne d’approvisionnement est sécurisée.»

«Les résultats sont plutôt bons en général et les guidances sont confirmées et rarement revues à la baisse», estime Charles-Henry Monchau, Chief Investment Officer (CIO) à la Banque Syz (Syz) à Genève. «Tout comme dans d’autres pays, comme par exemple aux Etats-Unis. Cette résilience est assez étonnante», ajoute le CIO contacté par Allnews. «Le message des entreprises est que l’inflation peut être passée sur les prix - et donc les consommateurs -, ce qui devrait permettre aux marges de se maintenir – en tout cas pour l’instant», poursuit Charles-Henry Monchau.

Ce dernier note pour sa part qu’en dépit du COVID et de la congestion des chaîne d’approvisionnement, le leader suisse des technologies d’assemblage Bossard reste confiant grâce à sa haute capacité de livraison, «malgré des perspectives qui n’ont pas encore été quantifiées». Ce qui s’est notamment reflété au premier trimestre 2022 via une croissance de 19% du chiffre d’affaires contre 12% l’année précédente à la même période.

«Quant à Givaudan, actif dans la chimie de spécialité, l’entreprise enregistre un bon début d’année, légèrement au-dessus des attentes, avec une forte dynamique en Europe mais, pour une fois, moins marquée en Asie», ajoute Charles-Henry Monchau. «Comme par le passé, pas d’orientation chiffrée pour l’année en cours, mais les objectifs à moyen terme consistent en une croissance organique de 4% à 5% par an.» Le groupe pourrait toutefois faire face à une hausse des prix des matières premières de 9%. «Cet effet devrait se traduire par une baisse des marges en 2022, ce que les investisseurs ont néanmoins déjà anticipé depuis un certain temps», relativise le CIO de Syz.

Enfin, le spécialiste suisse de l’ingénierie des fluides, Sulzer, témoigne de fortes prises de commandes au premier trimestre (en hausse de 14% en monnaie locale et 5% au-dessus du consensus). «Les trois divisions ont toutes contribué à la bonne croissance du groupe, en particulier dans les activité liées à l’énergie en raison de la forte demande actuelle en produits énergétiques», constate Charles-Henry Monchau. «L’un des avantages de Sulzer est que sa chaîne d’approvisionnement est sécurisée, du fait d’une organisation régionale. Autrement dit, le groupe achète au niveau régional, ce qui la prémunit dans une certaine mesure de perturbations dont souffrent d’autres entreprises», conclut Charles-Henry Monchau.

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