Les taux réels à long terme et la crise de 2008

Peter de Coensel, DPAM

4 minutes de lecture

Les marchés pourraient se stabiliser si les prévisions concernant le taux terminal restent en deçà de 5%.

2022 restera dans les mémoires comme l'année de la grande «réinitialisation»: la plupart des participants aux marchés financiers ont été surpris par le retournement de la politique monétaire qui, de non conventionnelle et caractérisée par l’assouplissement quantitatif, est redevenue tout à fait classique. Même les gouverneurs des banques centrales n’auraient pu prévoir que les marchés leur permettent d’effectuer un virage à 180 degrés sans dommages collatéraux d’ordre systémique, du moins jusqu’à présent.

La réinitialisation du système s’est néanmoins manifestée au niveau taux réel américain à 30 ans qui est passé de -0,50% en début d'année à +1,84% actuellement. Cette remontée spectaculaire le rapproche de son niveau moyen de 2,00% affiché durant la période 2000-2008. Le revirement des politiques monétaires des banques centrales a permis à ces dernières d’accroître considérablement leur marge de manœuvre : elles peuvent à nouveau utiliser l’instrument des taux d’intérêt pour doper ou au contraire ralentir la croissance économique. Or, ce résultat peut être qualifié de remarquable.

De l’importance de l’effet retard

Cependant, le retournement de la politique monétaire a été si brutal qu’il faudra un certain temps pour qu’il déploie tous ses effets et se répercute en fin de compte sur les décisions d’investissement des entreprises et des ménages. Cet effet retard de la politique monétaire est un élément important à prendre en considération dans la mesure où le durcissement soudain de cette politique aurait pu se traduire par un ralentissement de la croissance économique attendue. En effet, confrontés à des conditions d’emprunt moins favorables, les ménages et les entreprises révisent leurs projets.

En Europe continentale, même si l’accès à la propriété ne s’est pas encore autant détérioré qu’aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, la tendance est clairement négative.

Pour les ménages, le rêve est d’acquérir un toit. Or, l’indice américain d’accessibilité au logement pour les primo-acquéreurs, a chuté aux alentours de 68 à la fin du 2e trimestre 2022. La dernière fois qu’un tel niveau a été observé remonte à l’été 2006. Entre 1986 (année de démarrage du calcul de l’indice) et 2006, l’indice a évolué autour de 80 en moyenne. Or, comme le montre la définition de cet indice établie par Bloomberg, il reflète bien la situation de la classe moyenne américaine. «Cet indice montre la capacité de locataires à obtenir un premier prêt hypothécaire pour l’acquisition de leur logement. Lorsque cet indice est égal à 100, les primo-accédants types peuvent acquérir une maison-type aux conditions d’emprunt en vigueur à cette période avec un apport de 10%. Le revenu médian du primo-acquéreur correspond au revenu-type d’une famille de locataires salariés dont les âges varient entre 25 et 44 ans.»

Essoufflement dans l’acquisition de logements

La hausse des taux à long terme, nominaux et réels, s’est répercutée sur les taux hypothécaires à 30 ans qui ont atteint 7,25%, soit un niveau proche des plus hauts enregistrés durant les années 1999-2000. Quant à l’indice de confiance des constructeurs de logement, il est tombé à 38, avoisinant ainsi son niveau historiquement bas de mars 2020, soit au début de la pandémie. Cet indice de confiance est donc très loin des 90 qu’il avait atteint fin 2020, époque à laquelle les banques centrales poussaient les taux longs à des niveaux historiquement bas.

Pour l’heure, la demande de logements connaît un essoufflement rapide et la durée d’écoulement du stock de maisons à vendre est passée à plus de 10,4 mois, un niveau qui n'a plus été enregistré depuis 2008. La situation apparaît encore plus clairement si l’on examine la croissance économique qui affiche une corrélation positive avec le marché du logement. Même si le taux de croissance effectif du PIB américain à prix constants pour le 3e trimestre n’est pas encore connu, on peut s’attendre à ce qu’il soit décevant ces prochains trimestres. Il est en effet indéniable que la situation financière des ménages s’est fortement détériorée aux Etats-Unis. C’est également le cas au Royaume-Uni, où les difficultés ont été exacerbées par le conflit entre une banque centrale qui prônait l’orthodoxie et un chancelier de l’Echiquier qui souhaitait mettre en œuvre des politiques budgétaires non conventionnelles. Les marchés ayant en horreur ce type de situation, le désaccord entre les autorités a failli anéantir le marché des Gilts. En Europe continentale enfin, même si l’accès à la propriété ne s’est pas encore autant détérioré qu’aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, la tendance est clairement négative.

L’effondrement du crédit paraît encore éloigné et, pour l’heure, il n’entre pas dans notre scénario central.
Optimisme chez les chefs d’entreprise

Pour les entreprises, prudence et hésitation sont également devenues monnaie courante au sein des instances dirigeantes. L'incertitude géopolitique ainsi que la hausse des salaires et des coûts des intrants placent les chefs d'entreprise face à des choix budgétaires difficiles pour l'année prochaine. Les résultats d’exploitation seront impactés par la récession, plus ou moins marquée selon le scénario retenu, et ce alors que les charges augmentent et que le talent devient un bien précieux. Aux Etats-Unis, l'indice de confiance des chefs d'entreprise, qui mesure leur niveau d'optimisme ou de pessimisme vis-à-vis de l'économie domestique à l’horizon d’une année, se situe à 5,92. Il a donc rebondi par rapport à son point bas de 5,12 touché à la mi-2022. Cet indicateur étant qualifié de «coïncident» c’est-à-dire qui évolue de concert avec les conditions économiques, il paraît intéressant de relever qu’il se situe actuellement au même niveau que celui atteint durant l’été 2006. Ainsi, malgré les ravages causés par l’inflation en 2022, les chefs d’entreprise restent optimistes. L’effondrement du crédit paraît encore éloigné et, pour l’heure, il n’entre pas dans notre scénario central. Du moins, pas encore…

Une Fed sur le fil du rasoir

C’est à ce stade de l’analyse qu’un retour dans le passé et en particulier à l’époque de la crise financière de 2008 devient primordial. Début 2008, les taux réels à 30 ans fluctuaient autour de 1,70% et ils ont franchi le seuil de résistance de 2,00% au printemps. Puis ils ont grimpé en flèche pour atteindre 3,25% fin octobre 2008. Les dégâts causés par cette hausse ont été terribles. L’effondrement du crédit a provoqué une tourmente qui s’est abattue sur l’ensemble des marchés. Elle n’a pu être endiguée que par le fait que les participants au marché ont compris que les achats massifs d’actifs par les banques centrales fin 2008, autrement dit l’assouplissement quantitatif, seraient en mesure de soulager le système et relancer le marché du crédit.

La Fed est tout à fait consciente qu'une nouvelle hausse des taux réels pourrait avoir des conséquences indésirables et non désirées. A l’heure actuelle, le marché table sur un taux directeur terminal situé entre 4,75% - 5,00% et qui devrait être atteint au printemps 2023. A 1,84%, les taux réels américains à 30 ans reflètent une anticipation similaire.

L’idée principale à retenir est donc la suivante: toute évolution des perspectives des taux directeurs américains au-delà de 5,00% pourrait provoquer une hausse non linéaire des probabilités d’effondrement du crédit, comme cela a été le cas au second semestre 2008. Les spreads de crédit pourraient encore s’écarter et les cours des actions pourraient encore chuter. Pour l’heure, la banque centrale américaine n’a pas commis d’erreur de politique monétaire, mais elle est sur le fil du rasoir. Reste à voir comment sa politique évoluera. Il n’en reste pas moins vrai que le scénario de base devrait tabler sur un taux terminal de la Fed (bien) inférieur à 5%. Dans ce cas, et si la Fed reste prudente, les marchés boursiers pourraient se stabiliser et les marchés de taux pourraient éventuellement se trouver stimulés. En revanche, si l’on privilégie le scénario risqué et donc des taux directeurs qui franchissent le seuil des 5,00%, alors c’est la porte ouverte à l’apparition rapide d’un phénomène de type «cygne noir».

A lire aussi...