Le carrefour Shibuya à Tokyo, une frénésie à l’image des marchés

Peter de Coensel, DPAM

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L’immobilisme ne permettant pas de compenser les pertes du premier semestre, il est temps de réinvestir.

A Tokyo, le Shibuya crossing est l’un des carrefours piétonniers les plus fréquentés au monde. Dès que les feux passent au rouge, des nuées de piétons déferlent sur la chaussée et paraissent se disséminer dans toutes les directions. Ce carrefour est une parfaite illustration de l’évolution actuelle des différentes classes d’actifs. En effet, après avoir observé de loin la correction brutale des marchés, un certain nombre d’acteurs se remettent en mouvement, car, pour eux, quelques feux sont passés au vert. Mais la plupart d’entre eux restent prudents: ils rééquilibrent leurs portefeuilles ou réinvestissent leurs liquidités sur des marchés de taux dont les rendements à long terme sont raisonnables.

D’autres, et ils sont très nombreux, demeurent très méfiants. Au vu de l’environnement actuel, ils préfèrent rester sur la touche. La crainte de l’inflation gagne du terrain et s’infiltre dans tous les esprits, bloquant toute prise de décision. Pourtant le second semestre vient de démarrer et les dégâts du premier devront être réparés. Cela signifie que les détenteurs d’actifs et les gérants sont appelés à se repositionner en fonction de leurs attentes concernant l’inflation, la croissance, l’emploi et les perspectives d’évolution du rapport entre offre et demande. Ce n’est pas en restant tétanisés ou en adoptant une attitude d’immobilisme qu’ils parviendront à améliorer leurs performances: plus les liquidités seront redéployées rapidement, plus le retour au calme ou à la consolidation sera proche.

Vers un léger mieux?

Dès que les taux directeurs américains arriveront aux alentours de 2,25%-2,50%, un niveau considéré comme «terminal» il n’y a pas si longtemps encore, la volatilité implicite pourrait s’atténuer. Et lorsque le cycle de hausses de taux entamé par la Fed se trouvera à mi-parcours, la psychologie du marché pourrait évoluer vers un mieux.

Un léger signal de soutien est venu de la progression de la corrélation négative entre les rendements des actions et des obligations.

La remise à niveau des cours ces six derniers mois a amené les espérances de rendement à des chiffres que l’on n’avait plus enregistrés depuis 2014. Le consensus table de plus en plus sur une croissance réelle bien inférieure à son potentiel en 2022 et 2023. Elle sera en moyenne de +1,00% aux Etats-Unis et reculera jusqu’à zéro dans l’UE. Par ailleurs, compte tenu du choc énergétique et de la crise de confiance qu’elle traverse, l’Europe risque davantage la récession que les Etats-Unis.

Un léger signal de soutien est venu de la progression de la corrélation négative entre les rendements des actions et des obligations. De plus, les craintes inflationnistes ont été apaisées par les propos du président de la Fed qui a récemment réaffirmé son intention de centrer toute son action sur la lutte contre la hausse des prix. En conséquence, les cours des obligations ont progressé, poussant les taux longs à la baisse. Sur l’ensemble des marchés, toute l’attention se porte sur le chemin que prendra la croissance. Le rebond enregistré durant l’avant-dernière semaine de juin sur le marché actions n’était que le reflet de rééquilibrages trimestriels: il serait prématuré d’y voir un plancher ou le signal du début d’une phase de consolidation. La nervosité devrait donc continuer de dominer les marchés durant ce mois de juillet où l’on s’attend à ce que la BCE donne le coup d’envoi de son cycle de durcissement monétaire le 21, et que la Fed procède à une nouvelle hausse de 75 points de base de ses taux directeurs, le 28.

Des rendements intéressants

D’ici là, sur les marchés de taux, aux Etats-Unis, dans l’UE et sur les marchés émergents, les cours actuels peuvent être considérés comme attrayants dans la mesure où ils permettent de tabler un rendement réel corrigé des anticipations d’inflation intéressant pour les échéances 5, 10 ou 30 ans.

Les rendements attendus pour les bons du Trésor américain ont progressé et se situent dans une fourchette de 3% à 3,5%. Pour les emprunts d’Etat européens, cette dernière est de 2,50 à 2,75%. Au premier semestre, les spreads de crédit pour les obligations «investment grade» (IG) se sont écartés de manière très significative. Les emprunts d’entreprises européennes de qualité affichant désormais des spreads de plus de 200 pb, les investisseurs actifs peuvent donc espérer obtenir des rendements de l’ordre de 3,25% à 3,75%, sans prendre de risques excessifs.

Au cours des 30 derniers mois, tous les acteurs du marché, banques centrales comprises, ont fait preuve de craintes exagérées.

Sur le segment du crédit IG américain où le spread pour une obligation à 10 ans notée BBB est de 215 pb, il est possible d’obtenir des rendements de 5% à 5,5% (qui résultent toutefois d’échéances plus longues que sur le crédit IG européen). Quant au haut rendement européen, ses spreads avoisinent les 600 pb et ses rendements au pire (yield to worst) se situent à 7,01%, ce qui laisse subodorer la présence d’un risque systémique (pour le haut rendement américain, les spreads sont de 528 pb et le rendement au pire de 8,45%). Le fait d’écrire tous ces chiffres noirs sur blanc permet de relativiser la situation et d’espérer que le pire de la correction des marchés obligataires est derrière nous. Si l’on se tourne du côté des emprunts d’Etats émergents, le rendement de l’indice JP Morgan GBI-EM s’affiche à 7,00%. Et, sans prendre de gros risques, les gérants actifs peuvent espérer obtenir 8% et plus.

Adieu au Momentum, bonjour au portage

Depuis que les banques centrales ont tourné le dos à l’assouplissement quantitatif et se sont clairement engagées sur une voie à sens unique, le Momentum a quitté la scène pour laisser place au portage. Les marchés obligataires qui en bénéficient invitent donc les investisseurs à la patience, une patience qui s’est perdue au cours de la décennie écoulée.

Un gain de portage élevé s’accompagne d’une meilleure protection à l’horizon d’une année. Ainsi, un portefeuille qui affiche un rendement de 5% et une duration de 5 ans permet de protéger le capital, même si les taux ou les spreads de crédit progressent de 100 pb sur un an. A la fin de l’année dernière, les gains de portage étant quasiment inexistants, les portefeuilles obligataires en ont fortement pâti comme en témoignent leurs résultats actuels.

De règles du jeu inchangées

Mais revenons à Shibuya: la frénésie qui règne sur ce carrefour fait craindre la multiplication des accidents. Pourtant, ces derniers sont plutôt rares. De même, au vu des conditions financières qui se durcissent mois après mois, les investisseurs tablent sur une hausse du nombre de défauts ainsi que sur une augmentation des pertes qui résulteraient de l’éclatement des bulles existantes sur les marchés actions. En résumé, ils craignent une multiplication des mauvaises nouvelles.

Pourtant, au cours des 30 derniers mois, tous les acteurs du marché, banques centrales comprises, ont fait preuve de craintes exagérées qui se sont traduites par des ajustements qui peuvent paraître excessifs. En effet, la remise à niveau des marchés a-t-elle véritablement modifié la résilience des entreprises ou des gouvernements?

Ce qui est sûr, c’est que nous avons pu constater que tenter de modéliser dans un environnement chaotique est une tâche complexe, voire impossible. Même si, en un clin d’œil (ou dans l’intervalle de temps nécessaire pour qu’un feu de signalisation change de couleur), l’inflation a exercé des ravages sur les valorisations, les règles du jeu n’ont pas changé. Il faut prendre le temps de réfléchir et d’investir pour dégager des plus-values, là où ces dernières sont patentes sur un horizon d’investissement approprié.

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