Le défi de l’internalisation des externalités

Peter de Coensel, DPAM

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Au risque d’être durement sanctionné par le marché, nul n’est plus censé ignorer les externalités négatives.

Les douloureux ajustements qu’ont subi les marchés obligataires et boursiers durant ces cinq derniers mois résultent en bonne partie des adaptations de la politique macroéconomique. Mais à l’avenir, tout nouvel ajustement, à la hausse comme à la baisse, dépendra d’abord de la capacité des gouvernements et des entreprises à internaliser les externalités négatives, que ce soit dans leur intérêt propre ou dans celui de la société dans son ensemble. Même si cette internalisation représente un long processus, elle joue dorénavant un rôle central. Cela implique que la performance d’un portefeuille dépendra de l’analyse fondamentale des titres (gouvernementaux ou d’entreprises) et de sa capacité à distinguer le bon grain de l’ivraie.

A chacun son internalisation

Jusqu’à présent, la quête de remèdes aux externalités négatives de la pandémie a été principalement «top down». Ces deux dernières années, l’essentiel de l’attention s’est porté sur la gestion et le contrôle des effets négatifs de la pandémie (ruptures d’approvisionnement, inflation et accumulation de dettes) et l’accent a été mis sur la modélisation des impacts des choix ou des politiques monétaires et budgétaires. C’est l’incertitude quant à l’ampleur des interventions macroéconomiques qui a été le principal facteur déterminant de la volatilité des marchés financiers. Cependant, le cadre des politiques monétaire et macroprudentielle nécessaires pour éviter que les externalités négatives persistent étant dorénavant mieux défini, le temps est venu pour les gouvernements, les entreprises et les ménages d’entamer leur propre processus d’internalisation des externalités négatives.

Cela signifie que chacun d’entre eux doit prendre ses responsabilités et mener sa politique ou gérer son entreprise ou son ménage de façon à réduire, gérer et contrôler les externalités négatives en interne. C’est là que se situe tout l’enjeu et la partie ne sera gagnée que lorsque la recherche fondamentale sera en mesure d’identifier les critères d’une internalisation réussie tels que les bonnes pratiques en matière commerciale, les modèles adéquats ou encore les approches suffisamment robustes pour générer de bons résultats tout en gardant la maîtrise des coûts.

Augmentation du coût du crédit pour les perdants

Durant ces derniers mois, c’est sur le plan politique que se sont manifestées les difficultés à internaliser avec succès les externalités négatives de la pandémie: citons par exemple le cas du Sri Lanka qui s’est trouvé en situation de quasi-faillite parce que la perte de confiance de la population vis-à-vis de son gouvernement a déstabilisé le pays en profondeur. Dans le même ordre d’idées, le fait que la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation aggrave les inégalités dans de nombreux pays pourrait conduire à une augmentation du mécontentement social et, par conséquent, à une hausse des coûts sociaux.

Le scénario basé sur une pression durable sur les marges des entreprises dans tous les secteurs devenant de plus en plus plausible, la vigilance est de mise.

La guerre entre l'Ukraine et la Russie entravant l'approvisionnement en blé et en huiles végétales des pays émergents et des pays développés, cette situation débouchera sur d’importantes externalités négatives. Et il y aura d’un côté les pays qui accroîtront leur résilience parce qu’ils parviendront à réorienter leurs chaînes d’approvisionnement ou à trouver des substituts aux produits manquants, et de l’autre les pays qui, faute de politiques adéquates et responsables, deviendront plus vulnérables et verront leurs coûts de financement augmenter. Sur le marché des emprunts d’Etats, qu’ils soient émergents ou développés, cela se traduira par une dispersion accrue des différentiels de taux.

Pressions accrues sur les marges

Il en ira de même pour les entreprises et il conviendra de faire preuve d’une vigilance accrue de manière à être en mesure d’identifier celles qui, faute de bonnes décisions, ne parviennent pas à internaliser les externalités. Il est temps de commencer à évaluer la capacité des entreprises à mettre en œuvre des stratégies qui visent à réduire leur exposition à l’inflation, qu’elle soit qualifiée de «climatique», «fossile» ou «verte».

De fait, la pandémie a été le catalyseur qui a provoqué un déplacement de la «mauvaise» inflation en direction de la société dans son ensemble et l’invasion russe a joué le rôle d’un détonateur susceptible de rendre plus persistante l’inflation liée à la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation. Le scénario basé sur une pression durable sur les marges des entreprises dans tous les secteurs devenant de plus en plus plausible, la vigilance est de mise, d’autant plus que ses premières victimes sont déjà apparues au grand jour au cours de la dernière saison de publication des résultats des entreprises. Les chutes de cours brutales des actions de Target et Walmart doivent être considérées comme un avertissement. C’est en effet une piètre excuse que d’invoquer les stocks accumulés en vue de la forte reprise de la demande pour expliquer la compression de leurs marges!

Conjuguer au mode inflationniste

Le 22 mars dernier, Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, a prononcé un discours précurseur intitulé «A new age of energy inflation: climateflation, fossilflation and greenflation». Elle y décrit le choc d’offre et les bouleversements des échanges commerciaux provoqués par une «climatflation» qui résulte elle-même de l’impact accru des sécheresses et des phénomènes météorologiques extrêmes sur l’activité économique et les prix. Selon elle, la «fossilflation» est devenue pérenne en raison de la nature oligopolistique du marché et, compte tenu d’une dépendance au pétrole et au gaz encore très forte, le prix de la transition énergétique pourrait s’avérer très élevé. Pour ce qui concerne l’inflation «verte», cette dernière est alimentée par les besoins en métaux et minéraux des énergies renouvelables (les besoins en cuivre d’un parc éolien offshore sont 7 fois supérieurs à ceux d’une centrale à gaz) et des véhicules électriques (pression sur l’approvisionnement en lithium et cobalt).

Les politiques budgétaires doivent donc tenir compte de la nécessité d’une intensité capitalistique accrue. Mais dès le moment où les gouvernements, Europe en tête, Etats-Unis ensuite, permettront aux entreprises d’internaliser leurs coûts, la demande de capitaux augmentera et débouchera sur une hausse des taux réels. Les entreprises qui préfèrent ignorer ce changement et opter pour le statu quo pourraient être durement sanctionnées par le marché, que soit sous la forme d’une forte baisse des cours de leurs actions ou d’une augmentation de leurs différentiels de crédit. A partir du second semestre et au-delà, le risque idiosyncrasique va s’accroître.

Internalisation et avantage compétitif

La réponse macroéconomique, essentiellement monétaire, apportée aux externalités négatives de la pandémie est à l’origine des douloureux ajustements de cours subis par le marché au premier semestre 2022. Une bonne partie du chemin a donc déjà été faite, mais nous entrons dorénavant dans une 2e phase d’ajustement. Elle affectera en premier lieu les titres d’Etats et d’entreprises qui ignorent la nécessité d’adopter une gouvernance et des politiques sociales et environnementales responsables ou qui n’en internalisent pas les avantages.

Si, à court terme, certains secteurs bénéficient de la hausse des prix de l’énergie ou d’autres composants temporaires de l’inflation, à plus long terme, les véritables gagnants seront ceux qui auront mis en place des stratégies durables, ceux qui ne cherchent pas à tirer parti des externalités négatives, mais qui, au contraire, tentent de les minimiser tout en maximisant les bénéfices sociétaux qui profitent à toutes les parties prenantes.  La volonté et la capacité des différents agents économiques à se créer un avantage compétitif en internalisant les externalités sont déjà et deviendront de plus en plus des facteurs clés pour la construction de portefeuilles robustes.

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