Le dictateur et le pantin

Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Entre la Chine et les Etats-Unis, la guerre économique se poursuit sur d’autres terrains, et par d’autres moyens.

Nous le savons, l’appréciation strictement économico-financière de la situation actuelle nous contraindrait dans un cadre d’analyse bien trop réducteur, qui ne nous permettrait pas d’apprécier dans toute sa mesure l’impact de la pandémie. Le «facteur humain» prime, aurait dit Graham Greene. L’appréciation plus large des rapports de force géostratégiques conditionne également l’évolution future de nos économies au travers des modèles qui nous sont proposés. C’est pourquoi je me risquerai aujourd’hui dans le cadre de mon analyse, à en tirer quelques réflexions sur les forces et les failles des «modèles» en présence. Beaucoup posent la question de manière binaire: qui de la Chine ou des Etats-Unis sortira vainqueur de cette épreuve? Et nombreux sont ceux qui désignent déjà l’Empire du Milieu. La réponse est un peu courte à mon avis. Aucun des deux pays, ni leurs leaders, n’a montré à ce jour un visage assez respectable pour y puiser inspiration et confiance.

Tombant le masque du capitalisme autoritaire, la dictature chinoise a démontré l’étendue de son emprise à l’intérieur de ses frontières, comme elle a tenté de réécrire une histoire pandémique, tout à son avantage1. La Chine s’est trouvée aussi dépourvue et mal préparée devant la pandémie que d’autres pays. Elle n’a pu compenser ses faiblesses que par l’intensification à l’extrême du contrôle de la population, pendant et après le confinement, s’érigeant par la suite en modèle d’organisation à suivre. Une censure implacable traque toute contestation intérieure ou extérieure – actions policières, campagnes diplomatiques et sur les réseaux sociaux – allant, semble-t-il, jusqu’à bloquer désormais les efforts de coopération de sa propre communauté scientifique. La «diplomatie des masques chirurgicaux», la mise en scène de l’aide médicale et financière, soulèvent scepticisme et agacement.

Le modèle économique chinois pâtira
de son incapacité à contenir la pandémie.

Le capitalisme américain de M. Trump s’est-il montré plus convaincant? La Présidente de la Chambre des Représentants n’a pas eu de mots assez durs à l’encontre de Donald Trump, l’accusant d’avoir «causé des morts inutiles et un désastre économique», allant jusqu’à le traiter de «menteur incompétent». Les derniers jours ont une nouvelle fois montré le talent du Président Trump pour esquiver ses responsabilités, trouver des boucs émissaires, tenter de s’approprier les mérites des bonnes décisions prises par d’autres. Rien que ces derniers jours, ces tendances se sont cristallisées autour d’un conflit d’autorité avec les gouverneurs des Etats, la suspension des financements à l’OMS2, et l’incapacité à faire naître un compromis bipartisan sur un nouveau plan d’aide à l’économie. Pis encore, comment interpréter l’implication personnelle du Président dans un accord de cartel sur les réductions de production de pétrole, et la promesse de soutiens financiers aux producteurs américains, au risque de voir les prix à la pompe pénaliser les consommateurs?

Sur le plan de la coopération internationale, les deux puissances semblent se rejoindre: lors de la dernière réunion du G-20, c’est avec réticence qu’elles ont concédé la suspension des paiements des intérêts dus par les pays africains cette année. Mais si l’une comme l’autre semblent préférer les négociations bilatérales, leur approche des organisations internationales n’en est pas moins aux antipodes. Là où la Chine use de ses moyens financiers pour accroître son influence au sein de ces organisations – au point, on l’a vu, d’en compromettre la crédibilité – les Etats-Unis de Donald Trump choisissent le blocage – OMC3 – ou le retrait des financements – OMS.

Le modèle économique chinois pâtira de son incapacité à contenir la pandémie.  Les autorités ne pourront faire l’économie d’un recentrage sur les questions essentielles touchant au bien-être de leur population. De plus, elles devront accepter de ne plus soutenir à bout de bras toutes les entreprises du capitalisme d’Etat en perte de vitesse, au risque de voir le chômage augmenter. La volonté de s’affranchir de la domination du dollar se heurte encore au système de contrôle des changes. Certes le pays a mis en place des lignes de crédit en yuan, et l’influence – notamment régionale – de la devise a été amplement démontrée. Mais la méfiance est désormais de mise, et pourrait conduire nombre d’entreprises à réduire leur dépendance aux chaînes de production du pays.

Entre l’excès technocratique et l’excès médiatique, la crise du COVID-19 amplifie,
jusqu’à la caricature, les traits les plus grossiers des deux grandes puissances.

De pirouette en pirouette, jusqu’à quand le Président Trump pourra-t-il continuer à retomber sur ses pieds? Cette question doit hanter les Démocrates, désormais unis derrière leur candidat Joe Biden, aux épaules politique bien frêles elles aussi. Les choix et les orientations du parti Républicain, derrière son Président, choquent par leur manque de discernement au regard de l’urgence économique. La doctrine non-interventionniste de l’Etat dans l’économie se trouve néanmoins battue en brèche par l’urgence de l’emploi, comme par la capacité de mobilisation des entreprises privées et des puissantes fondations, ainsi que par la gouvernance des Etats fédérés.

Aux yeux du monde, la Chine n’effacera pas facilement la tâche de sa défaillance initiale à alerter et à coopérer ouvertement. Son Président risque de s’enfermer dans une propagande nationaliste de plus en plus virulente, assortie d’une diplomatie offensive. L’Amérique de Donald Trump n’est plus le leader du monde libre; son Président a montré la défaillance de l’Etat fédéral quand celui-ci surfe sur la polarisation extrême de la vie politique de son pays.

Entre l’excès technocratique et l’excès médiatique, la crise du COVID-19 amplifie, jusqu’à la caricature, les traits les plus grossiers des deux grandes puissances, comme les failles de leurs systèmes de gouvernance et de «capitalisme de connivence». Dans les deux cas, le logiciel économique des Etats et de leurs dirigeants est à revoir. Face aux thuriféraires de chacun des camps, l’Europe, certes prise de court par la pandémie, se doit - et peut - constituer un front alternatif qui combine un meilleur équilibre entre Etat providence et Etat de liberté.

Le confinement étant propice à la lecture, je conclurai en citant les propos de Raymond Aron: «Il y a des limites aux interventions et à la contrainte de l’Etat. Il y a des conditions sociales et économiques particulières à un régime de liberté. Si l’on veut maintenir un régime de liberté politique, il faut aussi maintenir une certaine liberté économique. Les régimes totalitaires du XXe siècle ont démontré que, s’il y a une idée fausse, c’est celle que l’administration des choses remplace le gouvernement des personnes. Ce qui est apparu en pleine clarté, c’est que, lorsqu’on veut administrer toutes les choses, on est obligé de gouverner en même temps toutes les personnes»4. Et d’ajouter plus loin: «Ce qui est essentiel dans l’idée du régime démocratique, c’est d’abord la légalité: régime où il y a des lois et où le pouvoir n’est pas arbitraire et sans limite».

 

1 Voir notre article «Asie, choc en retour»
2 OMS, Organisation Mondiale de la Santé
3 OMC, Organisation Mondiale du Commerce
4 Raymond Aron, «Etats démocratiques et Etats totalitaires», Communication présentée devant la Société de philosophie, le 17 juin 1939; publié dans le bulletin de la Société française de philosophie 40e année, n°2 avril-mai 1946, reproduit in Ed Quarto Gallimard, «penser la liberté, penser la démocratie», p 69-70

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