Le cycle économique actuel est-il vraiment si particulier?

François Savary, Prime Partners

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Au cours des dernières décennies, des événements politiques importants sont venus perturber les évolutions conjoncturelles. Mais la situation actuelle n’a rien de similaire.

Lors de son témoignage récent devant le Congrès américain, J. Powell a fait état du caractère «particulier» du cycle économique actuel. Pour certains, toujours enclins à avoir la critique facile, ces propos ont bien évidemment servi à valider l’idée que le grand argentier américain cherchait tout simplement à se dédouaner des erreurs commises dans la gestion récente de la politique monétaire américaine; pire encore, ils ont pu être perçus comme une nouvelle preuve que la Réserve Fédérale navigue à vue, parce que dans l’incapacité de comprendre ce qui se passe dans l’économie réelle. De quoi renforcer le camp des anti-technocrates, toujours à l’affût de la moindre «preuve» de la vacuité des élites. Des discours devenus tellement convenus et qui doivent toujours nous conduire à nous remémorer le fameux adage selon lequel: «la critique est facile et l’art est difficile».

Les propos de J. Powell ont rapidement résonné en moi pour deux raisons. D’abord parce que je suis convaincu que le banquier central US est loin d’être exempt de tout reproche dans ses décisions et ses déclarations des derniers 18 mois; en d’autres termes, m’offrait-il un nouvel élément à mettre dans la colonne des points négatifs de mon appréciation générale de son action à la tête de la Réserve Fédérale? Ensuite, parce que je défends, depuis plusieurs mois, l’idée selon laquelle nous sommes engagés dans un cycle tout à fait particulier, qui rend les points de comparaison historique fort compliqués; en d’autres termes, ne suis-je pas tombé moi-même (au mieux de manière involontaire) dans le panneau d’un discours justificatif face à la perte de contrôle de l’inflation que les grands argentiers peinent à expliquer au commun des mortels comme moi?

Dès lors, s’interroger sur la pertinence de l’idée «d’un cycle particulier» comme explication de la situation conjoncturelle que nous traversons  (et non comme une justification des erreurs commises) prend tout son sens.

Les chocs exogènes sont une partie intégrante des risques auxquels toute économie peut être confrontée; rien de nouveau sous le soleil, à l’image des chocs pétroliers des années 70-80 qui furent si dommageables pour l’économie mondiale. Choc d’offre par excellence, une crise énergétique est, on le sait tous, porteuse de perturbations malvenues sur le système. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, il y a un an, fut un coup de semonce d’autant plus fort qu’il succédait à celui, déjà puissant, de la crise de covid 19; le premier choc exogène de la crise sanitaire a nourri des perturbations tant de l’offre que de la demande, aux conséquences d’autant plus difficiles à prévoir, à l’époque, qu’il a fallu agir dans l’urgence pour y faire face. Cette récurrence très rapprochée de deux chocs exogènes suffit-t-elle à justifier l’idée que nous traversons un cycle économique particulier? Elle a contribué à rendre le travail des grands argentiers plus compliqué et explique certainement une partie des erreurs de politique monétaire de 2022 mais elle ne peut pas, à elle seule suffire à justifier le terme de «cycle particulier».

Un regard sur les taux de chômage affichés dans les économies développées ne corrobore pas le sentiment diffus que nous traversons une crise.

L’économie n’évolue pas hors du contexte politique et international qui la sous-tend. Au cours des dernières décennies, des événements importants sont souvent venus perturber les évolutions conjoncturelles, sans que l’on assiste à des développements contraires aussi importants sur le front des prix. On peut penser à la première guerre du golfe et aux attentats de 11 septembre par exemple. Toutefois, ces événements dramatiques s’inscrivaient dans un contexte général coopératif qui avaient conduit la communauté internationale à une forme d’unanimité tant dans la prise de décision à l’ONU que dans la condamnation de l’agression dont les Etats-Unis avaient fait l’objet. Une forme de volonté commune émergente dans le contexte post chute du mur de Berlin semblait alors à l’œuvre.

La situation actuelle n’a rien de similaire, au contraire tout est sujet à des tensions exacerbées, à des divisions qui conduisent certains à parler de retour de la guerre froide. Nous avons tous entendu le discours récent du nouveau chef de la diplomatie chinoise sur la politique américaine d’endiguement et d’encerclement de la Chine. Nous voilà revenus plus de 35 ans en arrière avec la fin des célèbres dividendes de la paix, qui avaient largement soutenus l’architecture de l’économie mondiale des trois dernières décennies: l’intégration de la Chine à l’OMC, l’accroissement des investissements directs internationaux ou encore l’extension des chaînes d’approvisionnements ne sont que des expressions partielles de ce qui est désormais remis en cause.

Dans un tel contexte, les mesures protectionnistes de D. Trump ou celles plus récentes de J. Biden (loi sur les semi-conducteurs ou l’Inflation Reduction Act) sont autant d’expression qui peuvent nourrir le sentiment qu’il est légitime de parler d’un cycle particulier, au moment où les actes des pays écornent progressivement le cadre de coopération qui avaient nourri la globalisation des trente dernières années. Le retour à la souveraineté nationale, ou tout au moins régionale, est largement voulu par les populations et les gouvernements agissent dans ce sens. Aucun banquier central ne peut ignorer de telles évolutions, car les conditions de son action au niveau monétaire en sont nécessairement modifiées.

Un regard sur les taux de chômage affichés dans les économies développées ne corrobore pas le sentiment diffus que nous traversons une crise. En effet, la Suisse, l’Europe, les Etats-Unis et le Japon affichent des niveaux de chômage au plus bas depuis des décennies, selon les cas. La compréhension de ce phénomène, que certains attribuent à une modification structurelle des marchés de l’emploi sous l’influence d’un changement d’attitude des nouvelles générations à l’égard du travail, fait l’objet de nombreuses interrogations. Comprendre ce phénomène majeur est d’autant plus ardu que les tendances structurelles au vieillissement de la population ou encore les tendances à une inversion de la globalisation interviennent au moins partiellement dans l’équation.

Bien des éléments semblent corroborer l’idée que les grands argentiers sont confrontés à un contexte particulier qui rend leur tâche particulièrement ardue.

En un mot comme en cent, la vigueur persistante du marché de l’emploi, particulièrement aux USA, où le processus de resserrement monétaire est le plus avancé et le plus marqué au sein des économies développées, demeure une énigme qui, là aussi, peut alimenter les discussions sur la nature particulière du cycle économique.

Il existe évidemment d’autres éléments sur lesquels on pourrait/devrait se pencher pour voir si la caractérisation du cycle par J. Powell, lors de son récent témoignage devant le Congrès, est fondée. Nous sortirions du cadre d’une simple chronique qui ne peut pas, par essence, être exhaustive.

Les éléments qui précèdent, surtout leur combinaison à un moment précis, nous semblent néanmoins corroborer l’idée que les grands argentiers sont confrontés à un contexte particulier qui rend leur tâche particulièrement ardue. Comme en toute matière, il est facile de critiquer les personnes qui s’exposent le plus, les banquiers centraux ne font pas exception. Dans le cas d’espère, je demeure convaincu que J. Powell a bien cherché à expliquer et non à justifier a posteriori ses actions passées même si certaines se sont révélées erronées.

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