La longue phase de stagnation du PIB japonais traduit mal le dynamisme de l’Empire du soleil levant. Une étude publiée en fin d’année par le National Bureau of Economic Research (NBER) révèle à quel point les idées reçues sur la sous-performance nippone par rapport aux autres pays du G7 n’est qu’un mythe. Dans «The Wealth of Working Nations», trois chercheurs, Jesus Fernandez-Villaverde, Gustavo Ventura et Wen Yao, montrent qu’entre 1998 et 2019, le Japon a progressé plus fortement que les Etats-Unis. La hausse s’est élevée à 31,9% pour le premier et 29,5% pour le second. L’instrument de mesure de ces chercheurs n’est pas le PIB par habitant, un critère de plus en plus souvent remis en question, mais le PIB par adulte en âge de travailler, c’est-à-dire les adultes de 15 à 64 ans.
En effet, si en termes de PIB la croissance annuelle japonaise n’a été que de 1,78% entre 1990 et 2019, contre 2,71% pour les Etats-Unis, en termes de PIB par adulte en âge de travailler elle atteint 1,96% par an au Japon contre 1,78% aux Etats-Unis, 1,69% en Allemagne, 1,42% en France. A l’évidence, dans un contexte de vieillissement démographique, la performance économique ne peut pas se focaliser sur le seul PIB. Ces observations sont cruciales lorsqu’il s’agit d’établir une politique économique adéquate.
L’innovation n’est pas la seule affaire des chercheurs, mais elle est celle de tous les participants au marché du travail.
L’observation des chercheurs vaut aussi pour d’autres périodes. Si le regard porte sur une période plus brève, par exemple entre 2008 et 2019, le Japon présente la plus forte croissance des pays du G7 en termes de PIB par adulte en âge de travailler.
La faute à la Banque du Japon?
Le voile autour du «mystère» de la stagnation de l’Empire du soleil levant commence à être levé. L’explication tient à la baisse de la population laborieuse. Le recul des adultes japonais en âge de travailler atteint 14% entre 1990 et 2019 quand cette population travailleuse augmentait de 30% aux Etats-Unis et au Canada et qu’elle diminuait de 2% en Allemagne et en Italie.
Ce travail de recherche va dans le sens d’autres analyses. Une étude de N.Maestas, K.J.Mullen et D.Powell, publiée en 2023 par l’American Economic Journal, a par exemple révélé que le vieillissement démographique des Etats-Unis réduisait le PIB par habitant de 0,3% par an.
L’étude met à mal les critiques récurrentes à l’égard de la politique monétaire de la Banque du Japon. L’institut d’émission n’a pas d’impact sur la démographie: «comme la croissance de la production par adulte en âge de travailler est presque identique au Japon et aux Etats-Unis, il est difficile d’émettre des reproches à l’égard de la Banque du Japon».
Une autre leçon importante de l’étude porte sur l’évolution très similaire des économies du G7 sur la base du PIB par adulte en âge de travailler entre 1990 et 2019. Avec ce nouveau critère, seule l’Italie décroche du peloton avec une progression de seulement 0,8%. En réalité, la croissance de la population travailleuse est, selon les auteurs, «une mesure clé dans la perspective de la théorie de la croissance».
Entre 2008 et 2019, le Japon présente la plus forte croissance des pays du G7 en termes de PIB par adulte en âge de travailler.
Qu’en est-il de la croissance dans d’autres pays que ceux du G7? La comparaison entre les deux plus grands pays émergents, la Chine et l’Inde, est l’objet d’un chapitre de l’étude mais le résultat est sans surprise. Entre 1981 et 2019, la croissance annuelle par adulte en âge de travailler atteint 8,18% en Chine et 3,79% en Inde tandis que le PIB par habitant augmente de 8,6% dans l’Empire du Milieu et de 4,25% en Inde. La population active croît en effet sensiblement plus vite en Inde (2,21% par an) qu’en Chine (1,31% par an).
La croissance économique de Solow et Phelps
Le modèle développé par ces chercheurs est publié au moment où vient de s’éteindre, à 99 ans, Robert Solow, l’une des figures marquantes des théories de la croissance.
Le prix Nobel d’économie de 1987 était connu pour ses travaux sur la contribution de l’innovation technologique dans le processus de croissance. La théorie de Solow basée sur le progrès technique est très ancienne puisqu’elle date de 1956. Un autre prix Nobel d’économie, Edmund Phelps, qu’Allnews a eu la chance de rencontrer l’été dernier, a permis de faire un nouveau bond à ce domaine de recherche.
Edmund Phelps, qui a 90 ans, s’est penché quand il avait 68 ans sur la partie de l’innovation qui prend sa source à l’intérieur d’un pays, ce qu’il a appelé l’innovation indigène, en particulier celle «des personnes participant à son économie et non de l’innovation née des découvertes des «savants et navigateurs», écrit-il dans son dernier livre: «Mon voyage dans les théories économiques» (Odile Jacob, 2023). L’économiste américain a alors compris qu’il ne suffisait pas de se concentrer sur l’efficacité des institutions et sur la productivité pour analyser la croissance. Pour qu’une économie croisse, il s’agit aussi de solliciter les capacités mentales des employés. Pour lui, «l’épanouissement personnel qu’entraînent la découverte, le développement (et l’exploitation) de talents est à la base de ce que l’on appelle fréquemment la satisfaction au travail».
Sa théorie de la croissance rejoint les thèses humanistes selon lesquelles «la découverte, l’initiative et la participation constituent la voie vers le développement». L’innovation n’est pas la seule affaire des chercheurs, mais elle est celle de tous les participants au marché du travail. Cette thèse rejoint celle de l’historienne Deirdre McCloskey, dans «Bourgeois Dignity: Why Economics can’t explain the modern world», qui montre l’importance de la dignité humaine et de la liberté individuelle dans la croissance économique.
En tous les cas, il ressort qu’une estimation de la croissance basée sur le seul PIB est trompeuse et source de confusion.