Chronique blockchain. L’idée que Satoshi Nakamoto se faisait des devises numériques est bien loin de celle de Joe Biden. De curiosité mathématique à enjeu géopolitique.
Selon un haut fonctionnaire de l'administration américaine, 40 millions d'Américains, soit 16% de la population totale, ont investi dans des crypto-monnaies. Le marché des devises numériques est passé de 14 milliards de dollars à 2000 milliards en 5 ans.
Le 9 mars dernier, la Maison Blanche reconnaissait le potentiel de croissance des actifs numériques et orientait les agences fédérales vers une approche coordonnée. Dans un décret gouvernemental en six points, elle dessine les axes stratégiques à suivre pour esquisser un cadre réglementaire autour des devises numériques et pour positionner les Etats-Unis au plan international.
Elle désire renforcer le leadership des Etats-Unis dans le système financier mondial, notamment grâce au développement de solutions de paiements responsables et innovantes et des actifs numériques, y compris le développement d’une monnaie de banque centrale numérique. Une phrase qui prend un sens particulier dans le contexte géopolitique tendu et des sanctions financières prises à l’encontre du régime russe.
Avant d’aborder l’avenir du système financier mondial selon la Maison Blanche, passons rapidement en revue les six points mis en avant par celle-ci pour définir le cadre réglementaire américain. Sachant que les Etats-Unis définissent de nombreux standards internationaux, il est judicieux d’en contempler l’étendue.
Les principaux objectifs politiques des Etats-Unis en ce qui concerne les actifs numériques sont les suivants:
- La protection du consommateur et des investisseurs
- La stabilité financière américaine et globale et la minimisation du risque systémique
- La limitation de l’utilisation illicite et abusive des actifs numériques
- Le renforcement du leadership des Etats-Unis dans le système financier mondial et dans la compétitivité économique, notamment par le développement responsable en matière de paiement et des actifs numériques.
- L’accès à des services financiers sûrs et abordables
- Le développement responsable et l’utilisation des actifs numériques (y compris au sujet du changement climatique)
Parmi ces objectifs politiques, le quatrième m’interpelle. L’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes a, entre autres, révélé au grand jour la force de frappe des armes financières. La mise à l’écart de la Russie du système de paiement SWIFT a entraîné une dévaluation immédiate et massive de la monnaie nationale russe, le rouble. Celui-ci s’est effondré, passant de 80 roubles par dollar avant la guerre à plus de 130 roubles. Pour stopper l’effondrement, la banque centrale russe a augmenté son taux d’intérêt directeur à 20% et a instauré un contrôle des capitaux.
Si la valeur du rouble s’est effondrée au niveau international, sa valeur nationale a également fondu. Les derniers chiffres d’inflation – qui datent d’avant la guerre – indique une augmentation de prix à la consommation supérieure à 9%. Selon un article de Reuters, l’inflation devrait être de 20% aujourd’hui, un chiffre synonyme d’un appauvrissement généralisé la population. Toujours selon la même source, le PIB russe devrait se contracter de 8% cette année. A titre de comparaison, le PIB américain s’est contracté de 4% durant la Grande Récession qui a suivi la Crise Financière Globale de 2008.
En 2014, lorsque la même Russie annexait la Crimée, les alliés occidentaux avaient menacé de l’expulser du système de paiement SWIFT. La réponse russe a été rapide, elle a consisté à la mise sur pied la même année d’un système de paiement national (National Payment Card System), d’une dé-dolarisation progressive de son économie et d’un rapprochement avec la Chine qui a lancé son programme d’internationalisation du renminbi en 2015 (Cross-Border Interbank Payment System). Dans le même temps, la banque centrale russe a acheté de l’or, elle en possède environ 2'300 tonnes qu’elle garde précieusement en Russie contrairement à un grand nombre de banques centrales qui ont des réserves proches des grands centres financiers internationaux que sont Londres et New York. Finalement, la Russie a annoncé cette semaine ne plus accepter le paiement de son gaz en euro et en dollar.
Dans le décret du 9 mars dernier signé par Joseph R. Biden Jr, il est noté que les actifs numériques peuvent aussi être utilisés pour contourner les sanctions financières. «Mon administration», pour reprendre ses mots, s’engage à positionner les Etats-Unis à la pointe du développement et de l’innovation des actifs numériques car «les Etats-Unis ont intérêt à s'assurer qu'ils restent à l'avant-garde du développement des actifs numériques et de la technologie qui sous-tend les nouvelles formes de paiements et de flux de capitaux dans le système financier international, notamment en établissant des normes qui favorisent les valeurs démocratiques, l'Etat de droit, la vie privée, la protection des consommateurs, des investisseurs et des entreprises, et l'interopérabilité avec les plateformes numériques, l'architecture existante et les systèmes de paiement internationaux. Les Etats-Unis tirent d'importants avantages économiques et de sécurité nationale du rôle central que le dollar américain et les institutions et marchés financiers américains jouent dans le système financier mondial. Le maintien du leadership des Etats-Unis dans le système financier mondial permettra de soutenir la puissance financière des Etats-Unis et de promouvoir leurs intérêts économiques.»
L’idée que Satoshi Nakamoto se faisait des devises numériques est bien loin de celle de Joe Biden. En un rien de temps, les devises numériques ont passé de curiosité mathématique pour geeks à un enjeu géopolitique. Nul doute qu’une nouvelle ère a débuté dans laquelle la blockchain et ses devises numériques redessinent notre rapport au monde, allant même jusqu’à redessiner les contours de la géopolitique mondiale.