La grande course – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

Nous nous trouvons au début d’une course mondiale où il est question de technologie, de subventions, de ressources et, bien sûr, de vitesse. Les Etats-Unis et l’UE accélèrent la cadence.

Sortie en 1965, la comédie d’action «La grande course autour du monde» avec Tony Curtis et Jack Lemmon ne laisse pas un œil sec. Ce grand classique met en scène la concurrence entre les technologies automobiles européennes et américaines. Les protagonistes, convaincus chacun de leur supériorité, décident de faire une course autour du monde en 80 jours, dont il ne restera au final que des acteurs exceptionnels, mais aucun véhicule. Nous aussi, nous nous trouvons au début d’une course mondiale, mais il est question cette fois de technologie, de subventions, de ressources et, bien sûr, de vitesse. Les Etats-Unis et l’UE accélèrent la cadence. Nous analysons les préoccupations des entrepreneurs et leur impact pour les investisseurs. Nous résumons également la dernière réunion du Comité de placement du Credit Suisse, lequel a notamment discuté de cette course aux ressources.

1.Politique industrielle I: du libre-échange à la course aux subventions

Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont introduit le libre-échange dans le monde. Aujourd’hui, c’est au tour de la politique industrielle stratégique, le dernier exemple en date à cet égard étant l’Inflation Reduction Act (IRA). Avec cette loi qui débloque 433 milliards de dollars, le gouvernement Biden veut apporter un soutien financier à la transition énergétique et à la réindustrialisation de l’Amérique. Cette mesure a suscité de vives réactions politiques de part et d’autre de l’Atlantique. A Washington, elle a attisé le bras de fer à propos du plafond de la dette. A Bruxelles, en revanche, les députés européens se sont d’abord sentis brusqués, puis ils ont réagi en ficelant un paquet de 250 milliards d’euros destiné à la politique industrielle: le Green Deal Industrial Plan (GDIP) ou plan industriel du pacte vert.

Ces nouvelles largesses étatiques sont perçues de manières diverses. La France a toujours été favorable à ce que l’Etat joue un rôle actif dans l’économie, et c’est encore le cas aujourd’hui. Ailleurs aussi, la politique industrielle remporte des suffrages. En effet, il est plus gratifiant de distribuer de l’argent que de l’économiser. Mais comme tous agissent de même, on assiste à présent à une course aux ressources rares: matières premières, capital financier, capital d’innovations et capital humain. Et cette course pourrait bien se prolonger: premièrement, les objectifs (à savoir la réindustrialisation, l’emploi ou encore la sécurité nationale) ne peuvent pas être atteints au rythme d’un sprint. Deuxièmement, tant les Etats-Unis que l’UE ont posé, avec différentes décisions législatives, des jalons qui influenceront encore longtemps la politique et l’économie.

En outre, au-delà d’un bras de fer à visées électorales, l’esprit mercantiliste que reflètent de telles lois est salué par de nombreux camps politiques de part et d’autre de l’Atlantique.

Avantages pour de nombreuses entreprises

Cette évolution est souvent évoquée dans le cadre de mes entretiens avec des entrepreneurs et des investisseurs. Alors que les premiers demandent: «Qu’est-ce que j’y gagne?», les seconds ainsi que les épargnants ont souvent une réaction différente: ils s’inquiètent de l’augmentation de la dette publique, des impôts, de l’inflation et des répercussions de cette hausse sur les taux d’intérêt, les monnaies et leur épargne. C’est compréhensible. Néanmoins, malgré tout leur scepticisme à l’égard des décisions politiques, les investisseurs peuvent envisager cette évolution avec sérénité: dans un premier temps, et indépendamment de la dette publique future, de nombreuses entreprises devraient dégager un chiffre d’affaires supplémentaire et enregistrer des bénéfices confortables.1 Un constructeur automobile allemand a récemment déclaré que l’IRA offrait «une opportunité unique de se développer de manière rentable sur le marché américain des véhicules électriques».2

Bien entendu, pour profiter de cette «opportunité unique», il faut posséder un site de production aux Etats-Unis, ce qui est plus facile pour les grands groupes que pour les PME. Mais c’est justement pour ces dernières que la Commission européenne a ficelé son paquet de subventions GDIP de 250 milliards d’euros. Ce soutien devrait, à court terme, faire davantage bouger l’économie et les marchés que l’augmentation à long terme des dettes publiques. Cela n’a d’ailleurs rien de nouveau. Enfin, le climat va en sortir gagnant lui aussi, un facteur qui compte également pour un nombre croissant d’entreprises sur le plan financier. Mais que perdons-nous en sapant le libre-échange?

L’âge d’or du libre-échange

Le libre-échange a toujours été un puissant moteur du commerce de biens, ainsi que du partage d’idées et de cultures. Les économistes anglais Adam Smith (1723–1790) et David Ricardo (1772–1823) ont rédigé à ce sujet des oeuvres majeures: «La Richesse des nations»3 et «Des Principes de l’économie politique et de l’impôt»4, qui servent de référence. On a prêté peu d’attention à leurs analyses approfondies de l’âge d’or du libre-échange dans de grands empires anciens tels que l’Egypte, la Grèce, l’Empire romain, l’Empire ottoman, la Chine, le Bengale ou encore les Pays-Bas. Néanmoins, leurs observations historiques, mais surtout leurs réflexions théoriques sur l’avantage comparatif ont inspiré l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) en 1948, ainsi que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui en est issue en 1994. Cette évolution économique a connu son apogée avec l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, une symbiose inédite, souvent désignée par le néologisme «Chimerica», qui a ouvert à un milliard de Chinois des perspectives d’emploi, d’éducation et de revenus. En contrepartie, elle a procuré à l’Occident vingt années de déflation et renforcé la domination du «dollar tout-puissant». Une époque révolue.

L’OMC a perdu de son pouvoir et bon nombre de ses juges. Comme la baisse de confiance entre la Chine et l’Occident est considérable, il n’est pas étonnant que les Etats-Unis aspirent à la renaissance de leur industrie nationale. Ils ont trois objectifs prioritaires. Premièrement, réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine dans le domaine des technologies «stratégiques». Deuxièmement, créer des emplois dans des secteurs d’avenir grâce à la réindustrialisation. Troisièmement, se concentrer sur des enjeux majeurs, à savoir, la sécurité nationale, la transition énergétique, la décarbonation de l’économie et de l’«American way of life».

Le retour de la politique industrielle stratégique a également fait les gros titres des médias. L’influent magazine «The Economist» a consacré cette année deux articles de couverture à ce sujet: «Big, green and mean – Joe Biden’s plan to remake America is ambitious, risky and selfish» (vaste, vert et méchant - le plan de Joe Biden pour refaçonner l’Amérique est ambitieux, risqué et égoïste) et «Zero-sum – the destructive logic that threatens globalisation» (jeu à somme nulle – la logique destructrice qui menace la mondialisation). La chaîne d’information CNBC a titré la semaine dernière «Biden’s IRA has left Europe blindsided» (l’IRA de Biden a pris l’Europe au dépourvu). Le 2 février, la NZZ a également écrit un article sur la fin de la grande illusion de la mondialisation.

2. Politique industrielle II: pourquoi les astres sont alignés

Mais quel est le prix et quelle est la valeur de la nouvelle politique industrielle? Tous deux sont difficiles à estimer. Aux subventions directes s’ajoutent des subventions indirectes telles que des rabais sur les biens produits localement ou dans le respect de l’environnement. Reste à savoir combien d’investissements privés seront effectivement réalisés grâce à ces mesures incitatives. Ma collègue Betty Jiang s’attend à ce que les dépenses de financement publiques et privées s’élèvent au total à quelque 1’700 milliards de dollars américains sur les dix prochaines années, ce qui, selon elle, marquera un tournant dans la transition climatique américaine. Mais la valeur de ces investissements ne pourra se mesurer qu’avec le recul. Quoi qu’il en soit, de nombreux facteurs sont encourageants. Les Etats-Unis enregistrent actuellement le boom d’investissements le plus fort jamais observé depuis des décennies. Lors d’un entretien personnel avec John Kerry, le responsable américain de l’environnement, à l’occasion du Forum économique mondial, j’ai été impressionné par son euphorie. Sur un ton passionné et convaincu, il a expliqué comment les Etats-Unis pourraient abandonner leur statut de mauvais élève en matière de décarbonation de l’économie pour se hisser en tête du classement international dans ce domaine. Il a souligné à plusieurs reprises que le chemin qui y mènerait devrait passer par un rapprochement entre l’Etat et l’économie privée. Bien dit. En effet, l’économie américaine a créé plus de 500’000 emplois rien qu’en janvier. Une prouesse impressionnante. Le secteur automobile a annoncé des investissements de 68 milliards de dollars dans le développement de l’e-mobilité outre-Atlantique. Les fabricants de dispositifs photovoltaïques et de semi-conducteurs ont communiqué des prévisions d’investissements d’un volume similaire. Les États-Unis veulent devenir le plus grand producteur mondial de panneaux solaires d’ici à 2030, quelque chose d’inimaginable il y a encore quelques années.

Mais ce boom a aussi des revers. La surproduction induit une chute des prix et une érosion des marges. Les usines fortement automatisées créent relativement peu d’emplois. L’US-Semiconductor Industry Association estime que les 200 milliards de dollars d’investissements annoncés dans de nouvelles usines de semi-conducteurs ne généreront que quelque 40’000 postes de travail.5 En faisant abstraction des retombées annexes, cela correspondrait à un ratio de cinq millions de dollars par emploi. Il ne faut néanmoins pas sous-estimer ces retombées annexes, car il y a forcément quelqu’un qui construira les usines, produira les robots et programmera les logiciels requis. Dans une étude réalisée par l’Université du Massachusetts, on peut lire que l’IRA créera environ 912’000 emplois par an, à raison d’une moyenne de 100’000 dollars par poste.6 On peut d’ailleurs se demander d’où viendra la main-d’oeuvre spécialisée en question. Actuellement, le chômage s’élève à 3,4% aux Etats-Unis, le taux le plus bas depuis 50 ans.

Qui paie les dettes?

La nouvelle politique industrielle va très certainement gonfler la dette publique. Mais quel en sera l’impact sur les taux d’intérêt et l’inflation? C’est une question que me posent de nombreux investisseurs inquiets. Le Japon pourrait peut-être servir de modèle, du moins pour l’UE, car là-bas comme ici, l’Etat se finance en grande partie sur son propre marché. D’un point de vue économique, la dette publique n’est en fait qu’une redistribution de capitaux de la génération des grands-parents à celle des petits-enfants, qui s’opère principalement à travers les placements des institutions de prévoyance, de sorte que peu d’épargnants s’en aperçoivent. Quoi qu’il arrive, un Etat qui s’endette dans sa propre monnaie ne peut pas faire faillite puisqu’en cas d’urgence, il a toujours la possibilité de recourir à la planche à billets pour honorer ses engagements monétaires. C’est précisément la raison pour laquelle les pays émergents ne peuvent généralement pas contracter de dettes dans leur propre devise. La plupart d’entre eux doivent donc emprunter en dollars américains. Le privilège de pouvoir s’endetter dans sa propre monnaie est réservé aux pays industrialisés riches et à ceux affichant un faible niveau d’endettement. L’exemple du Japon démontre qu’un Etat prospère peut allonger l’ardoise très longtemps. Depuis 1980, le pays du soleil levant a laissé sa dette publique s’élever de 50 à 260% de sa performance économique. Et qu’en est-il des taux d’intérêt et de l’inflation? Ils y sont aussi bas qu’en Suisse, laquelle n’est guère endettée.

Et dans le cas des Etats-Unis? L’Etat se finance en grande partie à l’étranger, mais dans sa propre monnaie, ce qui est un point déterminant. Voilà pourquoi il ne peut pas faire faillite, à moins de le vouloir. Dans le bras de fer qu’ils se livrent à propos du plafond de la dette, les politiques jouent, cette année encore, avec le risque extrême mais improbable d’un défaut de paiement.

Enfin, il convient de mentionner que la marge de manoeuvre dont dispose l’Etat pour augmenter ses recettes est considérable dans la plupart des pays industrialisés suite à des décennies de baisses d’impôts. Peu de gens se souviennent qu’aux Etats-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, les revenus supérieurs à 200’000 dollars (soit l’équivalent de quelque 2,4 millions de dollars aujourd’hui) étaient soumis à un taux d’imposition marginale de 94%. Dans les années 1960, John Kennedy a abaissé ce taux sur les revenus privés à un niveau maximum de 70%, et Ronald Reagan l’a réduit jusqu’à 38,5% entre 1982 et 1986. Il est intéressant de relever qu’il n’existe aucune preuve convaincante selon laquelle un fort taux d’imposition ferait chuter la croissance ou la prospérité. Autrement dit, des impôts élevés sont impopulaires, mais leur disponibilité reste un puissant instrument permettant d’équilibrer les budgets des Etats occidentaux.

Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs?

Dans la grande course d’aujourd’hui, ce sont les idées, le capital financier, les ressources naturelles et la vitesse qui sont en jeu. Lors de la dernière réunion de notre Comité de placement, nous avons également abordé cette évolution et adapté notre évaluation tactique en conséquence, émettant entre autres un avis «neutre» sur l’indice Bloomberg des matières premières après avoir mis fin à notre notation fructueuse «pas attrayant» le concernant.

La transition énergétique, le développement des infrastructures, la mobilité intelligente ou encore l’amélioration de la sécurité sont des processus de longue haleine. Une diversification insuffisante dans ce domaine est l’erreur la plus fréquente des investisseurs. Par exemple, ceux qui prennent des positions uniquement dans des entreprises fabriquant des dispositifs photovoltaïques sont loin d’avoir en portefeuille un éventail de titres représentatif de la transition énergétique. Ils doivent s’intéresser à l’ensemble de la chaîne de création de valeur de celle-ci. S’agissant de l’énergie, il leur faudrait par exemple posséder des actions dans tous ses secteurs: extraction, transport, stockage et économies d’énergie. Il en va de même pour tous les Supertrends.

Un fort endettement public ne débouche pas nécessairement sur une hausse des taux d’intérêt ou de l’inflation. Le Japon en est la preuve. Il est probable que beaucoup suivront son exemple. Même si les taux directeurs restent à leur niveau actuel, les rendements à long terme devraient continuer à évoluer en dessous.

Sur les marchés boursiers, les astres sont alignés en faveur de l’Europe. La redécouverte de la vieille économie, les valorisations et le cours avantageux de l’euro s’inscrivent en soutien, et ils aident aussi l’économie suisse. En effet, notre pays compte de nombreuses entreprises opérant dans des secteurs de niche qui devraient grandement profiter de cette évolution.

3. Analyses actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

L’économie mondiale est résistante, les taux d’intérêt à long terme demeurent bas et la course mondiale aux ressources est manifeste. La réouverture de la Chine crée des stimulations supplémentaires et le printemps frappe à la porte. Autant de facteurs favorables aux matières premières. Nous adoptons donc une pondération «neutre» les concernant.

Depuis le début de 2023, notre House View a globalement tiré profit du comportement des marchés. Les obligations se portent bien, en particulier dans les pays émergents. Les actions européennes et chinoises ont le vent en poupe, et nos Supertrends préférés affichent une forte progression. Notre focalisation sur la qualité, la diversification et les thèmes qui changent le monde a permis à notre House View de commencer l’année en force. Nous prêtons désormais une attention particulière à la légère accélération de la production industrielle mondiale et à l’évolution des bénéfices des entreprises.

Sur ce, je prends congé de vous pour une semaine. La prochaine lettre d’information hebdomadaire paraîtra le vendredi 24 février 2023.

 

1 Dans la mesure où ces supports contiennent des déclarations sur l’avenir, celles-ci ont un caractère prévisionnel et sont donc soumises à divers risques et incertitudes. Elles ne constituent pas une garantie de résultats futurs.
2 CNBC (2023) | Biden’s IRA has left Europe blindsided. And playing catch-up could lead to 2 big mistakes
3 Adam Smith: «La Richesse des nations». Traducteur: Germain Garnier. Éditeur: Flammarion. Format Poche, collection Gf N° 598, 1999; EAN13: 9782080705983.
4 David Ricardo: «Des Principes de l’économie politique et de l’impôt». Editeur: Flammarion. Format Poche, collection Gf N° 663, 2006; EAN13: 9782080706638.
5 Semiconductor Industry Association (2022) | The CHIPS Act Has Already Sparked $200 Billion in Private Investments for U.S. Semiconductor Production
6 University of Massachusetts (2022) | Job Creation Estimates Through Proposed Inflation Reduction Act

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