La Babylone pécheresse de la concurrence

Martin Neff, Raiffeisen

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Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas imaginer que le rachat forcé de Credit Suisse par UBS soit une œuvre suisse.

L’avant-dernier week-end, la place financière suisse ou ce qu’il en restait a définitivement été broyée. Non seulement le rachat forcé de Credit Suisse par UBS met fin à l’histoire longue de 166 ans d’une banque suisse éminemment prestigieuse, mais il enterre aussi simultanément le mythe tant vanté du Swiss Banking. Le pays tout entier a sans doute subi ainsi un préjudice irréversible. Lorsque le gouverneur de la Banque centrale de Grèce Yannis Stournaras rassure son propre peuple après le rachat de CS par UBS, ce n’est pas un paradoxe mais la nouvelle réalité. Un pays qui a semé le trouble et la panique sur les marchés financiers il y a une bonne décennie se réjouit aujourd’hui que ses banques n’aient pas été étroitement liées à Credit Suisse. Peut-on simplement l’imaginer? Pour une fois, le tremblement de terre qui a secoué les marchés financiers mondiaux est parti d’un bastion de stabilité présumé.

Je laisse à d’autres qui s’y connaissent davantage le soin de trancher le débat réglementaire pour savoir si le rachat était finalement licite, mais il est certain que cette affaire n’était pas très catholique. Le fait que l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) et la Banque nationale suisse (BNS) nous aient tous rassurés le 15 mars en affirmant que le Credit Suisse était «safe» avant d’annoncer, quelques jours plus tard, qu’il n’y aurait pas eu d’autre alternative pour sauver Credit Suisse que cette fusion indicible est également pour le moins spécial. Il est également très inhabituel, «spooky» comme dirait mon plus jeune fils, que la Suisse, ce pays dans lequel tout est toujours un peu plus réfléchi qu’ailleurs, ait pris tambour battant une décision aussi lourde de conséquences. Quand on pense qu’il a fallu 15 bonnes années à la Finma et à la BNS pour enfin resserrer un peu plus le corset de la réglementation (mot clé: «Too big to fail» (TBTF)), cela a de quoi inquiéter. Si la haute surveillance d’habitude si méticuleuse n’avait pas mis si longtemps à durcir les prescriptions en matière de fonds propres et ne s’était pas laisser duper par les banques, tout cela nous aurait été épargné. Une chose est sûre, il n’y a certainement pas besoin d’employer le conditionnel en la matière.  

L’économie dite de marché devient de plus en plus une Babylone pécheresse, à force d’être surréglementée ou beaucoup trop choyée.

Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas non plus imaginer que cette fusion forcée éclair soit une œuvre suisse. Il est significatif que le Conseil fédéral ait tenu une partie de la conférence de presse en anglais. Les Etats-Unis ont dû faire sacrément pression, pour ne surtout pas être entraînés. Il faut dire qu’ils savent depuis 2008 ce qu’il en coûte de laisser tomber un établissement comme Lehman. Personne ne voulait risquer une deuxième «faillite à la Lehman». Les dommages collatéraux ont en effet été colossaux. Les Etats-Unis ont tout de même réussi à faire plonger le reste du monde avec eux. Environ la moitié des subprimes pourris figuraient au bilan d’établissements non américains. Dans le cas du rachat de Credit Suisse par UBS, la Suisse est seule responsable d’avoir sauvé le monde.  

A propos de sauver le monde. Nous savons tous que le monde n’a pas sombré après la crise des subprimes ni après celle de l’euro. Il faut dire qu’un naufrage prend du temps, comme nous l’enseigne l’histoire ou la crise environnementale de plus en plus dramatique. Quoi qu’il en soit, on affirme toujours que l’intervention résolue de la politique et des banques centrales a permis d’éviter le pire. Or, les banques centrales ont justement tendance à justifier leurs interventions de moins en moins conventionnelles par la volonté d’éviter (le) pire. Elles se servent alors toujours du conditionnel: «Si nous n’avions pas, telle ou telle chose serait arrivée.» Ce qui serait arrivé reste toujours flou. Que se serait-il passé de pire si l’on avait sauvé Lehman Brothers à l’époque? La crise avait éclaté depuis longtemps et les plus de 2 billons de dollars US injectés dans le marché ont certes apaisé les marchés financiers, mais plongé le monde entier en récession et des milliers de foyers se sont retrouvés sans abri aux Etats-Unis. Une opération de sauvetage vraiment douteuse. Notre banque nationale apprécie également l’usage du conditionnel. Il y a d’abord eu le spectre de la déflation qui a été agité et qui devait ouvrir la voie à un petit «whatever it takes made in Switzerland». Les interventions indicibles sur le marché des changes visaient à empêcher une appréciation du franc et a fortiori des taux d’intérêt négatifs. Mais le franc est resté tout aussi fort. Désormais, nos autorités monétaires affichent un bilan gigantesque, figurent parmi les plus gros investisseurs (publics) au monde et viennent tout juste d’enregistrer une perte de pas moins de 135 milliards de francs. Cela ne réjouira pas les actionnaires, comme nous le savons. A propos d’actionnaires, Credit Suisse est le sixième plus gros actionnaire de la BNS selon Bloomberg.

L’interprétation politique de gauche à droite est tout aussi inquiétante. Ce rachat est l’étoffe dont on fabrique les rêves. Pour la campagne électorale à venir, évidemment. Chacun y trouve son compte et des stratégies obscures circulent déjà quant à la manière d’atténuer quelque peu la débâcle. Et la place financière écornée devient à présent l’enjeu des partis politiques. Mais rien ne sert de méditer davantage sur ce sujet, la situation est déjà suffisamment douloureuse. L’économie dite de marché devient de plus en plus une Babylone pécheresse, à force d’être surréglementée ou beaucoup trop choyée. Ceux qui prônent la concurrence sont justement ceux qui se contentent ainsi de protéger leurs prébendes. Cela a de tout temps été le cas dans le secteur de l’énergie, dans le secteur pharmaceutique, la banque ou dans l’industrie automobile. Le lobby est le principal instrument de la concurrence dans la Babylone pécheresse de la concurrence. Les constructeurs d’automobiles allemands le savent également, eux qui ont torpillé avec succès l’abandon complet des moteurs à combustion et qui pourront continuer à fabriquer des véhicules à électrocarburant après 2035. Parions qu’ils parviendront également à faire passer des allègements fiscaux et bien évidemment la bonne vieille prime à la casse. Mais dans les faits seule la concurrence part à la casse. 

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