L’inflation alimentaire met les consommateurs à la diète

Bruno Cavalier, ODDO BHF

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Les prix alimentaires sont rigides à la baisse et si malgré tout le prix s’ajuste, c’est toujours à la hausse.

Dans les pays développés, les prix alimentaires augmentent à un rythme environ six fois supérieur à la tendance observée sur les trois dernières décennies. C’est une des causes, non la moindre, du choc d’inflation, auquel les banques centrales ont réagi par un durcissement hors normes. Les hausses de taux d’intérêt ne sont pas censées pousser les individus à baisser leur consommation alimentaire. Or c’est ce qu’on constate dans de nombreux pays. Le choc alimentaire a une double cause: le renchérissement des matières premières et l’ expansion des marges. Les prix de gros ont amorcé leur repli, les marges pas encore. Et si les marges s’ajustaient, ce serait un puissant facteur désinflationniste.

Prix alimentaires: de l’inflation à la déflation?

Dans les pays développés, il est rare que l’on s’intéresse aux prix alimentaires sous un angle macroéconomique. Parfois, suite à une épizootie ou un épisode météorologique extrême, les prix de la viande ou des produits frais subissent des variations hors normes, mais ces perturbations sont ponctuelles et se résorbent vite. Leurs effets sont avant tout infra-sectoriels. La situation actuelle est au contraire caractérisée par un choc sur les prix alimentaires à la fois large et durable. De la fin des années 1980 jusqu’à la pandémie, le panier alimentaire dans les pays riches augmentait d’environ 2% par an. C’était six fois plus l’an dernier et la tendance s’est encore renforcée début 2023 dans plusieurs pays européens. Un tel choc a un impact significatif sur le pouvoir d’achat des ménages et leurs dépenses, sur l’inflation totale et, par suite, sur les choix de politique monétaire. Comment en est-on arrivé là? Quelle suite attendre?

Comme presque tout ce qui concerne l’économie depuis trois ans, l’origine de ce choc, c’est la pandémie et les perturbations qui en ont résulté dans la production et les échanges de matières premières. La guerre russo-ukrainienne n’a fait qu’empirer la situation puisque les pays en guerre avaient un poids considérable dans la production de céréales, de produits chimiques et d’énergie. Les prix de gros alimentaires ont soudainement bondi en 2021 et au début 2022. Ils ont désormais entamé leur décrue mais sont encore 50% plus haut qu’en 2020. Un accord a été conclu entre les belligérants pour permettre les exportations céréalières par la Mer Noire. Les prix des céréales sont en forte baisse depuis quelques mois; il en va de même pour les engrais et le gaz. En amont de la chaîne des prix alimentaires, les forces sont déflationnistes, et non plus inflationnistes.

Comme la part des intrants dans le prix de vente des produits alimentaires est faible, s’il y un choc en amont, il est absorbé dans la marge; idem quand le choc s’inverse.

Il y a toujours un certain délai dans le processus de transmission des prix de gros au prix de détail. Qu’en est-il dans le cas des biens alimentaires? Cela dépend en partie du degré de concurrence de la filière. Un grand nombre d’intervenants agissent en effet entre le producteur et le consommateur, fabricants, transporteurs, distributeurs, chacun ayant une marge à défendre. Sur données historiques, il apparaît que la transmission PPI-CPI est plus rapide dans les pays anglo-saxons et en Allemagne, plus lente dans les pays latins. Dans le cas français, par exemple, les négociations entre producteurs, secteur agro-alimentaire et distributeurs se tiennent une fois par an. En 2022, elles se sont terminées juste avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, de sorte que des ajustements se matérialisent encore en 2023, même si entretemps les tensions sur les prix de gros ont baissé.

Dans des conditions normales de volatilité des marchés mondiaux, les prix alimentaires sont rigides à la baisse. En effet, comme la part des intrants dans le prix de vente des produits alimentaires est faible, s’il y un choc en amont, il est absorbé dans la marge; idem quand le choc s’inverse. Si malgré tout le prix s’ajuste, c’est à la hausse, jamais à la baisse. Exemple anecdotique, le prix de la baguette en France: le coût des matières premières représente environ 20% du prix de vente, le reste couvrant les salaires et autres charges d’exploitation (dont l’énergie), les charges sociales, et la marge. On n’a jamais vu baisser le prix de la baguette quand celui des céréales chute. Autre exemple, plus représentatif: de 2011 à 2016 les prix des inputs alimentaires avaient reculé de près d’un tiers sans entraîner de baisse des prix de détail aux Etats-Unis ou en Europe.

Telle est l’expérience historique. La situation présente s’en écarte par l’ampleur du choc de prix. Elle s’en distingue aussi par les répercussions sur les dépenses des agents. Il n’y a pas d’exemple dans le passé de réduction significative du volume des dépenses alimentaires en réponse à une hausse des prix. Or c’est exactement ce qu’on observe depuis que le choc de prix actuel a débuté. En France, au T1 2023, la baisse des dépenses alimentaires s’établit à 8,5% sur un an d’après les comptes nationaux, pour une hausse des prix de 13,1%. On observe des évolutions similaires dans les grands pays développés.

En théorie, rien de vraiment surprenant: la demande d’un bien décroît, toutes choses égales par ailleurs, en fonction de son prix relatif – sauf qu’il s’agit ici de dépenses de première nécessité. Il est normal que les ménages ajustent leurs dépenses si leur contrainte de budget se resserre, mais on ne s’attendrait pas à ce qu’ils sacrifient d’abord l’alimentation. Si cela devait se prolonger au point de provoquer un retournement des prix, cela effacerait la forte contribution du choc alimentaire à l’inflation totale.

Les statistiques de dépenses sont peut-être en partie polluées par le choc de la pandémie.

Que penser de ce phénomène? Tout d’abord, les statistiques de dépenses sont peut-être en partie polluées par le choc de la pandémie. En 2020 et début 2021, période marquée par des restrictions à la mobilité de agents (confinement, travail à la maison), les dépenses alimentaires avaient bondi. La baisse subséquente reflète un retour à la normale avec la réouverture des restaurants. Aux Etats-Unis et au Royaume, le niveau actuel de dépenses alimentaires est revenu à celui de 2019. On est tombé bien plus bas en zone euro. Même imprécises (en partie aussi car la consommation alimentaire baisse en gamme), on peine à croire que les données soient totalement fausses.

Ensuite, de même qu’on a vu les ménages européens faire des efforts de sobriété pour compenser le renchérissement des factures de gaz et d’électricité, il est possible qu’ils aient eu la même attitude concernant l’alimentation en vue de réduire le gaspillage alimentaire. Nous ne connaissons pas de statistiques régulières permettant de chiffrer précisément un tel phénomène mais certaines anecdotes pointent en ce sens.

Enfin, il faut souligner que le secteur alimentaire est l’un de ceux où l’expansion des marges bénéficiaires a été la plus forte, amplifiant un choc de prix qui venait à l’origine de perturbations exogènes liées à la pandémie. De nombreux travaux de la BCE pointent en ce sens. A la fin 2022, il est estimé que la hausse des prix en zone euro (déflateur du PIB) vient à parts presque égales de la hausse des profits et de la hausse des coûts du travail; aux Etats-Unis, la contribution des profits à l’inflation ne serait que d’un quart environ.

Dans le cas du secteur agricole européen, le phénomène d’expansion des marges excède largement le reste de l’économie (secteur énergétique mis à part). Les profits unitaires du secteur ont bondi de plus de 50% depuis 2019, dont presque la moitié en 2022. Au début du choc, l’épargne surabondante des ménages a permis de supporter sans trop de difficultés la hausse des prix alimentaires, mais au fil du temps, la pression sur le revenu réel s’est amplifié. La baisse des volumes consommés peut donc être le signe que les hausses de prix sont allées trop loin, ce qui ne peut manquer de provoquer une pression pour obtenir soit des hausses de salaires, soit des baisses de prix. Les implications pour les décisions de politique monétaire et l’économie réelle sont différentes dans un cas ou dans l’autre.

Enfin, élargissons le regard du secteur alimentaire à l’ensemble de l’économie. Les hausses de salaires, bien qu’elles restent inférieures aux hausses de prix (baisse des salaires réels), dépassent largement les tendances passées. Si elles devaient s’amplifier encore, cela risquerait de prolonger le choc d’inflation. C’est d’ailleurs là l’un des derniers arguments haussiers cités par les banques centrales (en particulier la BCE). Des baisses de prix seraient évidemment préférables du point de vue monétaire pour faciliter la convergence rapide de l’inflation vers sa cible. Mais pour cela il faudrait en passer par une période de compression des marges, qui ne manquerait pas de conduire à des efforts de réduction des dépenses des entreprises (investissement, personnel) propres à faire remonter le risque de récession.

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