L’heure est au courant d’air

Martin Neff, Raiffeisen

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Le COVID-19 a clairement montré que rien ne fonctionnait sans contrainte ni sanctions.

Une annonce a subitement retenti dans le centre de fitness pour attirer notre attention sur toutes les règles connues énoncées par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et surtout nous rappeler les règles de distanciation minimale. Cette annonce au moyen de haut-parleurs était une nouveauté et comme j’ai déjà fréquenté d’autres centres de fitness de la même chaîne, je me suis renseigné pour savoir si c’était désormais un standard à l’échelle nationale. Il n’en est rien. Le fédéralisme règne en maître et chaque établissement est libre de choisir comment appliquer les consignes de l’OFSP. Cela rappelle un peu la pratique actuellement courante dans les cantons, où l’on aime bien parfois perdre le compte de qui peut faire quoi et où, avec ou sans masque. Le désordre finit toujours par l’emporter. Dans un autre centre, un appareil sur deux est entouré de ruban adhésif rouge et blanc et donc bloqué. Etonnamment, cette mesure n’a été appliquée qu’une fois que la distance a été réduite de 2 mètres à 1,50 mètre. Ce n’est également qu’à ce moment qu’un autre centre a monté des écrans en plastique entre les tapis de course et les steppers, ce qui est tout de même étrange. Désormais, on peut y lire en gros caractères que les appareils doivent être désinfectés avant chaque utilisation et des lingettes sont mises à disposition à cet effet. Pratiquement personne ne semble pourtant suivre cette règle. Le personnel ne pense pas ou n’a pas été instruit pour rappeler aux gens de respecter les consignes bien visibles. Au moins, il n’a pas perdu son sens de l’humour. Lorsque j’ai demandé pourquoi personne ne s’y tenait, on m’a répondu: «nous devrions sans doute l’écrire en arabe». Ce n’était nullement un réflexe xénophobe, mais bien une plaisanterie sérieuse, estimant que si la consigne était écrite en arabe, les gens y prêteraient davantage attention. Plus personne ne prendrait la peine de lire un texte en allemand. L’annonce n’a d’ailleurs pas non plus été suivie d’effet. La plupart portent un casque ou des écouteurs et n’entendent rien. Les autres n’écoutent pas.

Les mises en garde et les avertissements sont d’autant plus inutiles qu’ils sont répétés. Ils rentrent d’un côté et ressortent de l’autre, en courant d’air. Au lieu de se fixer durablement dans notre mémoire pour que nous fassions automatiquement ce qui nous est conseillé ou suggéré, nous faisons consciemment ou inconsciemment le contraire. Le COVID-19 a clairement montré que rien ne fonctionnait sans contrainte ni sanctions. Il s’agit pourtant de notre santé à tous et la santé n’est-elle pas à la base de tout développement durable, qui constitue actuellement la doctrine prédominante? Au plan verbal peut-être, mais quand il s’agit vraiment de développement durable, la plupart passent en mode courant d’air. Le courant d’air est un terme qui convient parfaitement à la situation que nous connaissons depuis longtemps.

Depuis quand le réchauffement climatique est-il à l’ordre du jour? Depuis combien de temps déjà sortons-nous de l’ère nucléaire? Quand l’ère fossile doit-elle précisément se terminer? Depuis combien de temps déjà discutons-nous des injustices dans le monde, de la faim, d’inégalités sociales, de discrimination raciale et que sais-je encore? J’ai l’impression que cela fait une éternité! Bon nombre de ces sujets existaient déjà dans ma jeunesse, puis dans les discussions avec ma progéniture et encore maintenant que les tempes ont blanchi depuis longtemps. On finit malheureusement par s’émousser au fil des ans et un jour on en arrive au point où l’on change par exemple de chaîne de télévision, à défaut de passer en mode courant d’air.

Le courant d’air favorise l’indifférence

La faim est un parfait exemple d’indifférence. Lorsque pour la première fois de ma vie, j’ai vu à quoi ressemblait la famine en Afrique sur mon téléviseur noir et blanc, je n’ai plus voulu m’alimenter. Les images des enfants décharnés m’ont tellement bouleversé que j’aurais voulu expédier tout notre garde-manger directement au Biafra. J’étais inconsolable. Adolescent, je manifestais avec d’autres avant la SaintSylvestre pour réclamer «du pain plutôt que des pétards». Mais au fil des ans, le sujet de la famine s’est enlisé. Il faut revoir à l’écran les images de son étendue pour être soudainement saisi de consternation. Fort heureusement, nous ne sommes pas obligés de regarder et nous pouvons donc rapidement refouler ces images. Loin des yeux, loin du cœur. Un seul individu ne peut de toute façon rien faire; il est prisonnier d’un dilemme typique. Ma seule contribution n’aurait été qu’une goutte d’eau dans l’océan qui n’aurait pas sauvé la moindre vie, finit-on par se convaincre. Si tout le monde participait, la famine serait en revanche rapidement éliminée. Il suffirait de renoncer à un millième de ce que nous consommons chaque année dans les pays dits industrialisés pour mettre un terme définitif à la faim dans le monde. Contentons-nous pour l’instant de laisser cette affirmation sans réponse. Je sais bien que cela ne résoudrait pas tout, mais cela ne nous coûterait pratiquement rien. Les politiciens rechignent à augmenter les impôts, car cela menace leur réélection et pour rappeler à l’ordre un dictateur africain, sans même parler de l’évincer, il faut toujours un large consensus, qui demande parfois des années, voire des décennies, si tant est qu’il soit trouvé. Autant passer en mode courant d’air. L’indifférence prendra bientôt le relais et le problème sera ainsi balayé. 

Courant d’air politique 

Il suffit d’observer la situation actuelle au Bélarus pour s’en convaincre. Nous sommes tous scandalisés et offusqués par la répression brutale des manifestants à Minsk ou ailleurs. Selon le consensus occidental, ils ont parfaitement raison de ne plus vouloir tolérer un dictateur qui fraude les élections. La communauté internationale commence d’abord par se murer dans le silence et ne se manifeste que très timidement. Les démocraties occidentales réagissent avec circonspection, «de peur» d’une intervention russe. Une excuse, rien d’autre. L’UE et Angela Merkel n’ont pas fait grand-chose jusqu’à présent, parce qu’elles se couchent devant Poutine, faudrait-il plutôt dire. Mais Poutine ne sauvera sans doute pas Alexandre Loukachenko, car les manifestations ne sont pas anti-russes, mais anti-totalitaires. Pour Donald Trump, le Bélarus est loin et la campagne électorale est de toute façon plus importante. Pourtant la situation au Bélarus échappe à tout contrôle, au point qu’aucun pays dit démocratique ne peut approuver le maintien du régime de Loukachenko. La pression diplomatique collective ne peut pas être assez forte dans une telle situation et il faut espérer qu’elle fonctionnera également en coulisses. Les sanctions visent en revanche les mauvaises personnes. Le règne d’Alexandre Loukachenko est de toute façon terminé. Mais chaque jour qu’il reste au pouvoir engendre de nouveaux malheurs causés par la violence et l’escalade. A supposer qu’Alexandre Loukachenko parvienne à se maintenir au pouvoir, combien de temps faudra-t-il pour que nous passions en mode courant d’air? Six mois? Guère plus sans doute, comme nous l’a montré le COVID-19.

Courant d’air numérique

Grâce à la numérisation, tout cela est aujourd’hui beaucoup plus rapide. Sur notre smartphone, la plupart d’entre nous sommes de toute façon en mode courant d’air chronique. Les gens s’entassent à la piscine, pratiquement les uns sur les autres. Chacun a les yeux rivés sur son smartphone, l’un joue, l’autre regarde des vidéos, d’autres discutent, mais pas entre eux et à peine un sur sept à téléchargé l’application SwissCovid. Celle-ci est en effet facultative, ne fonctionne pas vraiment et les autorités ne maîtrisent de toute façon pas le Contact Tracing. Si de surcroît un conseiller fédéral se met en mode courant d’air en affirmant publiquement qu’il ne télécharge pas l’app, car il n’y connaît rien, elle ne doit pas être si importante. La politique a agi trop timidement à tous les niveaux et craignait d’emblée de faire preuve d’autorité. Ni la Confédération, ni les cantons ou les communes n’ont réussi à entretenir longtemps la responsabilité personnelle des gens tant citée. C’est pourquoi ceux-ci ont depuis longtemps sombré dans l’indifférence et ne veulent plus entendre parler du coronavirus. Seule une sonorisation constante et forcée peut remédier au courant d’air. Mais ce n’est pas un bon plan à l’ère de l’anti-autoritarisme.

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