Les tout-puissants

Martin Neff, Raiffeisen

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Amazon, Apple, Facebook et Google ont globalement confirmé leur force et leur domination.

Difficile d’imaginer contraste plus important. Précisément le jour où nous apprenions toute l’étendue de l’effondrement de l’économie américaine au deuxième trimestre 2020, quatre des groupes les plus valorisés de la planète publiaient leurs résultats trimestriels. La synchronicité du timing constituait une nouveauté, mais cadre bien avec cette époque un peu folle que nous connaissons actuellement. Amazon, Apple, Facebook et Google (ordre alphabétique des holdings) ont ainsi globalement confirmé leur force et leur domination. Amazon et Apple ont dépassé les prévisions de chiffre d’affaires et de bénéfice des analystes. Il n’y a que chez Google que la pandémie a engendré un creux visible, car l’activité publicitaire si importante pour le groupe a subi des pertes suite aux effondrements, principalement dans le secteur du tourisme. La cote de Google en bourse n’en a pas moins progressé de près de 15% depuis le début de l’année. Facebook n’a certes pas brillé comme par le passé, mais comme les plus de 2,5 milliards d’utilisateurs ont fait un usage intensif de la plateforme, la réaction de la bourse à ce léger recul a été accommodante.

Si l’on tient compte de Microsoft, on parle aujourd’hui des Big Five ou GAFAM. Derrière cet acronyme anodin se cache une puissance colossale, si l’on tient compte de la valeur boursière totale de près de 7 billions de dollars. Voici quelques valeurs de comparaison pour se faire une idée de ce que représente ce chiffre: le produit intérieur brut de toute l’UE était de près de 14 billions d’euros en 2019, celui de l’Allemagne d’environ 3,4 billions et celui de la Suisse de près de 700 milliards de francs. Dans aucun cycle des vagues longues de Kondratiev (il y en a eu quatre à ce jour), les industries innovantes n’ont à ce point dominé le «reste de l’économie» comme le font les géants technologiques aujourd’hui dans le 5e cycle de Kondratiev. Celui-ci a débuté au début du siècle et est loin d’être terminé. Il n’y a jamais eu autant de puissance de marché en moins, que ce soit à l’époque de la machine à vapeur et du coton (1er cycle de Kondratiev, env. 1790 à 1840), du cycle de l’acier, du chemin de fer et des bateaux à vapeur (2e cycle de Kondratiev, env. 1840 à 1895), de celui de l’électrotechnique et de la chimie (3e cycle de Kondratiev, env. 1900 à 1950) ou de celui de la pétrochimie et de l’automobile (env. 1950 à 2000).

Facebook et les gros titres négatifs 

Même si Microsoft, talonné de près par Amazon, est encore le numéro 2 en termes de valeur boursière aux Etats-Unis, Apple et Amazon ont réalisé un parcours sans précédent ces 10 dernières années et ont nettement surperformé Microsoft pour employer le jargon de la bourse. La comparaison décennale avec Facebook ou Google n’est pas tout aussi dramatique pour Microsoft, mais ces cinq dernières années, ces deux entreprises ont aussi clairement distancé Microsoft. Et ce malgré les gros titres négatifs réguliers concernant aussi bien Google que Facebook. Google a eu des problèmes avec un drone solaire qui devait amener l’Internet mobile jusque dans des endroits reculés de la planète. Google-TV n’a pas eu le succès escompté et la Commission européenne a infligé pas moins de trois amendes conséquentes à Google pour abus de position dominante. Facebook a quant à elle multiplié les scandales, encaissant des revers répétés. L’utilisation abusive des données par la société Cambridge Analytica en 2016, lors de l’élection présidentielle américaine n’a été que le coup d’envoi des nombreuses pratiques commerciales jugées problématiques de Facebook. Qu’il s’agisse du recrutement de sociétés de RP dans le seul but de nuire à la crédibilité d’adversaires de Facebook, de la mise à disposition de messages privés d’utilisateurs pour d’autres sociétés technologiques telles que Netflix ou Spotify. Il serait naïf de croire qu’il s’agissait uniquement d’un geste amical. Fin septembre 2018, Facebook a dû reconnaître une fuite de données, qui a permis de pirater 30 millions de profils Facebook. Six mois auparavant à la mi-mars 2018, il avait déjà été question de Cambridge Analytica, qui aurait utilisé abusivement les informations personnelles d’environ 50 millions d’utilisateurs de Facebook pour faire de la politique, autrement dit pour approvisionner des électeurs en messages ciblés et ainsi les manipuler indirectement. Le tout à la veille des élections au Congrès américain. Au pouvoir économique s’ajoute aussi une bonne dose de pouvoir politique. Et, plus grave encore, son utilisation abusive. C’est ce qui a incité le Sénat américain à convoquer le patron de Facebook Marc Zuckerberg à une audition en avril 2018, dont il a néanmoins réussi à se sortir tant bien que mal. Et ce, alors qu’il semblait tout sauf serein et qu’il aurait sans doute été pertinent de creuser un peu. Que cela n’ait pas été le cas s’explique sans doute aussi par le fait que de nombreux sénateurs ne se sont pas penchés de manière critique sur le modèle d’affaires de Facebook, puisqu’ils ne le comprenaient même pas. Pas étonnant, compte tenu d’un âge moyen de près de 60 ans. Les gros utilisateurs des plateformes de réseaux sociaux sont nettement plus jeunes, Donald Trump faisant plutôt figure d’exception. Dans le cadre d’une transaction avec l’agence américaine de protection des consommateurs, Facebook s’est tout de même vu infliger une amende de 5 milliards de dollars.

Un besoin d’explication grandissant 

Fin juillet 2020, Apple, Amazon, Facebook et Google ont dû se présenter ensemble devant le Congrès. Plus exactement, ils participaient à une audition virtuelle pour cause de coronavirus. Il était question d’un soupçon d’abus de puissance de marché. Cela fait déjà près d’un an que la Commission de la concurrence de la Chambre des représentants examine les pratiques commerciales des quatre sociétés à la recherche de comportements nocifs pour le marché. Dans des déclarations teintées d’altruisme, les patrons des groupes ont rappelé combien d’emplois ils avaient créé et l’homme le plus riche du monde, le fondateur d’Amazon Jeff Bezos, a expliqué comment sa société aidait les petites entreprises durant la crise actuelle, en leur permettant de vendre leurs produits malgré le confinement. Contrairement à l’audition de Mark Zuckerberg, les Parlementaires semblaient mieux préparés et ils étaient même pour certains relativement mordants. On peut donc conclure de l’audition que la situation se tend pour les grandes sociétés technologiques et qu’elles devront être plus prudentes à l’avenir. Engloutir tout simplement les concurrents, «vendre» des données ou du moins les protéger trop peu, utiliser abusivement les propres plateformes telles que l’App-Store à ses propres fins, par exemple pour se défaire des concurrents gênants ou pour ponctionner des pourcentages de chiffre d’affaires sont autant de pratique qui ont apparemment mis à rude épreuve la patience du Congrès.

Le mythe de la concurrence... 

Dans l’immédiat, il ne va toutefois rien se passer puisque l’heure est aux élections et que le Congrès actuel ne devrait pas intervenir jusqu’à sa dissolution. Le nouveau Congrès devrait également avoir d’autres priorités. Néanmoins, la lutte contre les géants a également été lancée aux EtatsUnis. En Europe, cela fait déjà un certain temps qu’ils sont considérés avec défiance. Nous pouvons cependant constater que les autorités antitrust agissent généralement et partout avec une extrême lenteur, même en Suisse. On comprend mal pourquoi à l’ère de la mondialisation, le niveau de concentration de l’économie a globalement augmenté, ce qui nuit en définitive à la concurrence. Alors qu’on dit toujours que la concurrence s’est intensifiée dans le sillage de la mondialisation. C’est du moins la doctrine qui a cours dans l’économie politique de tendance libérale qui a foi dans le marché. De nombreuses études concluent cependant que c’est précisément le contraire qui se produit et que le pouvoir de marché n’est plus le seul apanage des géants de l’Internet. Ainsi, une analyse de l’EPF fondée sur des données de 2007 a révélé que 147 groupes exerçaient une influence considérable (et inconvenante) sur l’économie mondiale, la contrôlant en quelque sorte et ce à hauteur de 40% du volume des ventes multinationales. Même si l’une ou l’autre banque a sans doute reculé dans le classement du pouvoir après la crise financière (Barclays Bank était numéro 1, UBS numéro 9 et Credit Suisse numéro 14), la concentration du pouvoir devrait plutôt avoir augmenté, ne serait-ce qu’en raison des garanties étatiques implicites et de l’imbrication croissante entre les groupes et des rapports de participation complexes. La concurrence se produit sans doute le plus facilement là où les marges sont faibles et non à deux chiffres comme pour Google, Apple ou Facebook ou d’un niveau inhabituel pour le secteur comme chez Amazon. De nombreuses PME sont bien placées pour le savoir, notamment en Suisse. 

...et la théorie opportuniste correspondante

Seulement, les PME n’ont pas de lobby, ni pour détricoter les cartels, ni pour mettre à nu la doctrine sur laquelle repose encore aujourd’hui la légitimation universitaire du pouvoir de marché. La théorie de la concurrence a été tellement assouplie dans les années 1980, qu’elle frise l’absurde. C’est également ce qui est arrivé à l’économie politique classique, dont la définition des marchés libres a progressivement été ramollie avant d’être littéralement castrée par Milton Friedman et son école de Chicago. En soi, un monopoliste n’est pas aussi terrible qu’on le suppose généralement, car selon la théorie des marchés contestables, il se gardera d’exploiter pleinement sa marge de manœuvre pour la fixation des prix. Dans le cas contraire, il risque en effet la concurrence, grâce à la possibilité de «contester» (ou d’attaquer). En quelque sorte, un monopoliste qui tend à l’altruisme - est-ce totalement irréaliste? Cette théorie n’est de toute façon pas très catholique d’un point de vue scientifique, parce qu’elle a au fond constitué une sorte d’expertise de complaisance pour AT&T, lui permettant d’invoquer une base universitaire devant les autorités antitrust afin de pouvoir continuer à exploiter le marché. Attendons de voir quels économistes de renom seront bientôt au service des Big Five afin de légitimer leur pouvoir de marché par leur contribution à l’action sociale. 

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