Pas de grave crise systémique en vue ces prochains trimestres mais d’importantes secousses pourraient advenir en Europe et aux Etats-Unis.
Le terme de «mur de maturité» («maturity wall») de la dette est relativement récent. Il est notamment apparu dans les rapports d’agences de notation (Moody’s) à partir de 2010. Depuis lors, les médias spécialisés l’ont souvent érigé en signal d’alarme. Mais s’il s’est rarement avéré le prélude de crises financières, qu’en est-il aujourd’hui?
C’est la question traditionnelle que se posent les investisseurs en fin de cycle économique. Cette fois-ci, la situation est un peu particulière. Les sociétés fondamentalement fragiles et vulnérables au retournement conjoncturel – le «high yield» - avaient bénéficié, pendant la pandémie, d’un soutien inhabituel de la part des pouvoirs publics, tant en volume qu’en conditions avantageuses. Un peu comme au Japon en son temps, une cohorte de sociétés zombies a été créée aux Etats-Unis. Mais ces refinancements quasi-inespérés arrivent petit à petit à leur terme. Leur renouvellement pose question, alors que le coût du capital est monté en flèche au cours des derniers trimestres et que la croissance nominale, qui faiblit sérieusement, risque de flirter avec la récession. Le mur de la dette qui se profile à partir de 2024 sera-t-il infranchissable? Pour quelle proportion des emprunteurs va-t-il provoquer la déroute des obligations «high yield» (si résistantes jusqu’alors) au niveau mondial? On parle pour l’ensemble de la dette «junk» (la dette et les prêts) de montants colossaux: plus de 0,3 trillion de dollars en 2024 et plus de 0,5 trillion en 2025.
Cela fait maintenant plus de 18 mois que la Réserve fédérale (Fed) a resserré son étau monétaire. Pourtant les «credit spreads» du bon du Trésor américain à 10 ans flirtent avec les plus bas niveaux, aux alentours de 400 points de base (pb). A titre de comparaison, lors des crises de 1990, 2001 et 2020, ils avaient atteint 6% à 8%, et plus de 16% en 2009. Les experts tentent d’expliquer cette anomalie par la recherche frénétique du rendement et par un très faible volume des (récentes) émissions de dette. L’inertie des entreprises décotées à se refinancer amène aux constats arithmétiques suivants: plus de 9% de l’ensemble de la dette «high yield» américaine arrive à échéance dans 2 ans. Ce chiffre s’élève à 24% dans l’Union européenne (UE). En comparaison historique, jamais un effort de refinancement si concentré ne s’est profilé depuis la grande crise financière.
Les courtiers obligataires et les opérateurs les plus audacieux trouvent du réconfort dans le niveau absolu relativement bas des taux actuels de refinancement américains (environ 7,25% contre 6,2% en moyenne après la grande crise financière) et dans le taux de défaut actuellement très bas (7 à 8%). Ces arguments paraissent spécieux, car en cas de crise du crédit, ces conditions se détérioreront, massivement et exponentiellement.
Lorsque l’on affine l’analyse, on constate que les outils rapides et volatils de perception des risques, tels que les dérivés de crédit (pourcentage d’obligations cotées inférieur à 80% et avec un «option-ajusted-spread» supérieur à 1000 points de base), sont également rassurants pour le moment. La raison réside probablement dans le fait qu’aux Etats-Unis comme en UE, ce sont avant tout les entreprises les moins mal classées (BB) qui feront face au mur de la dette (à respectivement 52% et 78%), alors que les plus mauvais élèves de la classe (CCC et au-dessous) seront moins sollicités (respectivement 18% et 9%).
Les entreprises très endettées qui parviennent à différer leurs échéances de refinancement devront puiser dans leurs flux de trésorerie, renoncer à des investissements, licencier, voire vendre des actifs pour y parvenir. Or, post pandémie, un changement drastique est apparu au sein des entreprises décotées: elles ont sensiblement amélioré leur trésorerie grâce aux largesses publiques, mais elles sont de plus en plus nombreuses à ne plus gagner d’argent. Le soutien public a créé une cohorte de zombies: on compte désormais presque 50% d’entreprises cotées à marge opérationnelle négative, contre moins de 20% entre 1960 et 1980, et moins de 40% entre 1980 et 2000.
Une pression financière est observable au travers de la très forte sous-performance boursière des petites et moyennes entreprises (PME). Une fois leur trésorerie brûlée, elles deviendront rapidement la proie des justiciers obligataires. L’inévitable «downsizing» et, le cas échéant, les défaillances de ces entreprises péjoreront l’emploi puis la croissance économique. Dans le scénario d’un atterrissage en douceur («soft landing»), S&P Global rating s’attend à ce que le taux de défaut, sur 12 mois roulants, monte de 2,5% au troisième trimestre 2023, à 4,25% au troisième trimestre 2024. En cas de récession, il serait de 6,25%.
Depuis deux décennies, la structure du refinancement des sociétés non-financières a changé. En particulier, l'ascension du crédit privé – qui dépasse aujourd'hui les 1 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion alors qu'il n'était qu'une source de capital naissante il y a dix ans – semble sur le point d'entrer dans son âge d'or. Les prêts de crédit privé dépassant le milliard de dollars ne sont plus rares, et les fonds de crédit privé de plusieurs milliards de dollars non plus. Certes, les exigences techniques des rachats d'entreprises se durciront, et contrairement au passé récent, difficile d’imaginer dans le futur des opérations à hauteur de 7 à 8 fois l’EBITDA. Il n’empêche que cet argent doit être déployé. Les plus cyniques observateurs du marché du private equity soulignent qu’il commence, lui aussi, à montrer de sérieuses failles. Difficile donc de faire des prévisions quant au rôle du private equity dans cette phase de refinancement, tant ce segment reste par nature et par définition, une sphère privée et assez opaque.