Inflation: les limites des thérapies de choc

Emmanuel Garessus

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Après de fortes périodes d’inflation telles qu’au Chili dans les années 1970 et 80 et qu’en Argentine à l’arrivée de Javier Milei, le débat sur la politique de change appropriée fait débat.

Si l’inflation semble progressivement diminuer dans les pays industrialisés, tel n’est pas le cas dans plusieurs autres pays. En Turquie par exemple, elle atteint 64,8% en décembre sur base annuelle. Une situation de forte inflation est souvent le prélude à un changement de gouvernement et à la mise en place de thérapies de choc. L’élection du libéral Javier Milei en Argentine, un pays où l’inflation dépasse les 200% en témoigne clairement.

Pour les investisseurs, la mise en place d’une nouvelle politique monétaire crée parfois des opportunités. Le plus grand groupe argentin, la société pétrolière YPF, a par exemple vu son cours bondir de plus de 50% en dollars en trois mois dans le sillage de l’élection de Javier Milei, l’homme qui entend supprimer la banque centrale et remplacer le peso par le dollar. Mais ces virages politiques fondamentaux ne sont pas nécessairement couronnés de succès. Le cas du Chili est-il un indicateur avancé de l’expérience vécue aujourd’hui par l’Argentine et qui pourrait toucher d’autres pays émergents? Quelle politique de change est la plus adéquate face à une telle inflation? Le passage de la théorie des prix chère au prix Nobel Milton Friedman à la réalité politique nécessite-t-il une approche pragmatique?

L’expérience chilienne aura sans doute inspiré Javier Milei en Argentine dans sa tentative de réduire l’inflation.

Pour y répondre, considérons l’analyse de Sebastian Edwards, professeur à l’Université de Californie, à Los Angeles, et ancien chef économiste de la Banque Mondiale. Cet économiste vient de publier à la fois un Working Paper sur l’inflation au Chili à l’époque de Salvador Allende (The Debauchery of Currency and Inflation; Chile 1970-72, NBER, WP 31890) et un ouvrage très complet sur le Chili des 50 dernières années: «The Chile Project: The Story of the Chicago Boys and the Downfall of Neoliberalism» (Princeton University Press, 376 pages, 2023).

L’expérience chilienne

A l’inverse d’analyses souvent très partisanes sur l’Amérique latine, le regard de Sebastian Edwards est celui d’un chercheur reconnu et aussi objectif que possible et d’un bon connaisseur des particularismes locaux. Sebastian Edwards est né au Chili, a été formé à l’Université de Chicago, et qu’il s’est opposé au régime dictatorial de Pinochet - qui a fait plus de 40 000 victimes, selon une commission d’enquête, et a poussé à l’exil un quart de million d’habitant -. Les Chicago Boys sont les étudiants chiliens formés à l’université de Chicago à partir de la fin des années 1950, sous l’égide des prix Nobel Milton Friedman et Gary Becker afin, de retour au Chili à des postes clés, d’utiliser leurs connaissances. Ce sont à eux qu’a fait appel le général Pinochet après le coup d’Etat pour mettre en oeuvre des réformes économiques.

Sebastian Edwards a fui le pays en 1977 en raison des exactions commises par le général Pinochet. Il ne peut pas être considéré comme un membre ou un défenseur des «Chicago Boys».

Malgré ses distances avec les libéraux, Sebastian Edwards est devenu un ami proche d’Al Harberger, le père spirituel de ce courant formé à Chicago. Al Harberger appartient toutefois à sa branche pragmatique, à la différence des défenseurs d’une ligne plus idéologique, celle de Milton Friedman, Gary Becker ou George Stigler.

Ce qui nous intéresse dans le Chili des années 1970 ce n’est pas tant le cadre politique que la réponse monétaire à un phénomène de forte inflation.

La hausse des prix s’élevait à 1600% en 1973 et le déficit budgétaire de 30% du PIB lorsque le pays était gouverné par Salvador Allende. La politique du premier président marxiste d’Amérique latine consistait à injecter d’énormes quantités de liquidités à des fins de redistribution et à nationaliser les banques et les grandes entreprises minières. La catastrophique économique et monétaire qui en a résulté a conduit à une multiplication de conflits sociaux et elle a même assuré un soutien initial d’une partie de la population au coup d’état de Pinochet. L’échec d’Allende a aussi été accéléré par les Etats-Unis, qui, à l’initiative de Richard Nixon et d’Henry Kissinger, ont lancé une initiative, l’opération dite «Fubelt», pour mettre à mal la politique du gouvernement socialiste dès son élection. Mais l’idée de former des étudiants chiliens à Chicago avait débuté bien avant, soit en 1958.

Une situation de forte inflation est souvent le prélude à un changement de gouvernement.

A la chute d’Allende, les responsables économiques formés à Chicago ont été nommés à la tête des ministères de l’économie et des finances. La première initiative économique du gouvernement a consisté à libéraliser les prix de plus de 1000 produits et à mettre fin au protectionnisme et à l’isolationnisme. Le programme économique des Chicago Boys a toutefois évolué avec le temps. Sebastian Edwards distingue trois époques.

Les 3 phases libérales du Chili

La première phase, de 1973 à 1982, se concentrait essentiellement sur la maîtrise de l’inflation. Le gouvernement chilien, en vertu de l’enseignement de Milton Friedman, a donc d’abord libéralisé les prix, contrôlé l’offre de monnaie, laissé fluctuer librement les taux d’intérêt, dévalué le peso de 90% et ouvert l’économie locale à la concurrence internationale. Les taxes à l’importation sont ainsi passées de 65% en 1976 à 10% en 1980.

A la différence des idées de Friedman, le gouvernement a maintenu une partie des restrictions sur les mouvements de capitaux. Cet accompagnement a été salutaire. Les crédits au secteur privé ont été multipliés par 12 entre 1975 et 1979 et l’indice des actions a été multiplié par 40.

Cette thérapie de choc a été douloureuse en termes d’emploi et, malgré les attentes de Milton Friedman, ces effets négatifs ont été durables. Par ailleurs, à cause du niveau élevé des taux réels, le secteur bancaire a souffert, d’autant plus que leurs engagements étaient souvent en dollars. L’opposition aux mesures des Chicago Boys s’est donc accrue, non seulement au sein des militaires, mais aussi au sein de la population. Les citoyens ont aussi été scandalisés par le processus de privatisations, effectuées à des prix bradés et au profit des représentants des élites au pouvoir.

Après s’être concentrés sur une politique monétaire axée sur l’offre de monnaie, les dirigeants chiliens ont progressivement tout fait pour stabiliser le cours de la devise. Ce régime de change fixe s’est avéré une lourde erreur à face à une inflation locale très supérieure à la hausse des prix internationale. Cette politique contrastait d’ailleurs avec la préférence affichée par Milton Friedman, un partisan du régime de change flottant, ou tout au moins pour une série de très petites dévaluations. La relation de Milton Friedman avec les dirigeants chiliens est d’ailleurs incertaine. Il est venu à 2 reprises au Chili et il a rencontré le général Pinochet en mars 1975. Mais il s’est toujours défendu d’avoir conseillé le dictateur. En sa présence, il a toutefois souligné les mérites d’une thérapie de choc face à l’inflation et rappelé le succès de cette politique avec le Japon et l’Allemagne après 1945.

En réalité, la décision en faveur d’un taux de change fixe reprenait les idées d’un autre économiste de Chicago, Harry Johnson, pour qui les changes flottants sont inadaptés à un pays émergent.

Cette période s’est achevée par la crise économique et monétaire de 1982, la pire qu’a connue le pays. Elle s’est traduite par une forte dévaluation du peso, la faillite de nombreuses banques et une contraction du PIB de 20%. Il est vrai qu’à cette époque la hausse du dollar sur les marchés internationaux n’arrangeait rien. Mais les dégâts occasionnés par le passage au change fixe ont été si dramatiques que le Chili n’a plus jamais été tenté de répéter cette erreur.

Le besoin de pragmatisme

En 1984, le général Pinochet a perdu patience avec les méthodes des Chicago Boys. Une 2e génération d’économistes formés à Chicago a pris le relai, avec une approche plus pragmatique. Leur stratégie s’accoutumait d’un taux d’inflation d’environ 20% pour privilégier la croissance économique. En parallèle, le processus de libéralisation et de privatisation s’est poursuivi et a permis d’attirer les investisseurs internationaux. Cette politique a été menée jusqu’au retour à un système démocratique, en mars 1990.

La 3e phase, à partir de 1990, est qualifiée de «néolibéralisme inclusif» par l’auteur, avec l’accession au pouvoir de Patricio Alain, puis de Eduardo Frei, Ricardo Lagos et Michelle Bachelet. De plus en plus, les mesures sociales et redistributrices se sont accumulées, mais sans remettre en cause les réformes libérales. Le régime de change en particulier était entièrement libéralisé et le cours de la devise chilienne ne résultait que de l’offre et de la demande.

En résumé, le bilan de la politique purement économique menée sous Pinochet est très mitigé. Entre 1973 et 1990 la croissance économique s’est élevée uniquement à 1,7% en moyenne. L’inflation a baissé par rapport à l’époque d’Allende mais elle est restée à plus de 30% par an. C’est la crise de 1982 qui a conduit à un virage pragmatique et à une nette amélioration économique. Entre 1984 et 1990, la croissance économique a atteint en moyenne 4,7% par an. L’élection d’un nouveau gouvernement, cette fois démocrate puis socialiste, a coïncidé au maintien d’une politique économique faisant confiance aux mécanismes de marché. «Les Chicago Boys» ont ainsi gagné la bataille des idées», note Sebastien Edwards.

Entre 1990 et 1997, avec une monnaie entièrement flottante, la croissance a atteint 7,7% par an. Les économistes ont alors pris coutume de parler d'un «miracle chilien». Les faits corroborent ce jugement: Au début des années 2000, le Chili a présenté le plus haut PIB par habitant d’Amérique latine, une situation qu’il a maintenue jusqu’en 2019, quand il a été dépassé par le Panama. Il a même triplé son PIB par habitant entre 1985 et 2019.

Une comparaison vaut toutes les démonstrations: Si au milieu des années 1980, le Chili avait un PIB par habitant semblable au Costa Rica et à l’Equateur, un génération plus tard, il était double de celui de l’Equateur et 40% supérieur à celui du Costa Rica. Les troubles sociaux ont toutefois mis fin à l’expérience et au rejet des politiques néo-libérales, car les Chicago Boys ont sous-estimé l’importance des questions d’inégalités.

Aujourd’hui, le Chili de Gabriel Boric a tourné le dos à l’économie de marché et changé de constitution. Le peso a baissé de près de 40% par rapport au franc au cours des cinq dernières années. Mais l’inflation est limitée à 3,9% (décembre 2023).

L’expérience chilienne aura sans doute inspiré Javier Milei en Argentine dans sa tentative de réduire l’inflation à travers une politique de change passant par l’adoption du dollar, et une thérapie de choc sur le plan budgétaire. Mais sa marge de manoeuvre est limitée compte tenu de la situation minoritaire de son parti au parlement et de l’opposition des syndicats.

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