Etats-Unis vs. Europe: le fossé se creuse

Charles-Henry Monchau, Banque Syz

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L’administration Biden a mis en place un vaste programme d’investissements qui devrait renforcer la position industrielle dominante des USA. Mais à quel prix?

Alors que nous traversons une période marquée par des préoccupations environnementales et des bouleversements géopolitiques, l’importance de la planification économique et de l’élaboration de nouvelles stratégies industrielles n’a jamais été aussi prononcée. Sous l’administration Biden, les États-Unis ont mis en œuvre un gigantesque programme d’investissement visant à renforcer leur position de première puissance mondiale. Sur le vieux continent, l’UE et le Royaume-Uni semblent aller dans la direction opposée, aux prises avec des défis tels que la désindustrialisation et la dépendance énergétique.

Les Bidenomics et leurs implications

Les Bidenomics, terme utilisé pour décrire la politique de relance budgétaire du président Joe Biden, se caractérisent par des investissements publics importants dans les infrastructures, la technologie et la politique du travail des Etats-Unis.

Ces programmes d’investissement incluent ceux liés à la réduction de l’inflation («IRA» pour Inflation Reduction Act), à la production locale de semi-conducteurs («CHIPS» Act), à l’infrastructure et l’emploi. 

L’«IRA», promulgué en août 2022 couvre de très importants investissements dans la lutte contre le changement climatique, les soins de santé et la revitalisation de l’industrie manufacturière américaine. Ce texte de loi constitue une évolution délibérée vers une économie plus durable et plus résiliente, en mettant l’accent sur les énergies renouvelables et la réduction de l’empreinte carbone. Cette loi s’inscrit dans les objectifs ambitieux de M. Biden visant à réduire les émissions de 50% d’ici à 2035 (par rapport aux niveaux de 2005) et à parvenir à un bilan carbone net zéro d’ici à 2050. Ce texte a déjà débouché sur des résultats prometteurs: l’IRA a déjà créé plus de 170'000 emplois dans le domaine des énergies propres et les entreprises ont annoncé des investissements de 110 milliards de dollars dans la production d’énergies propres rien qu’2022.

En complément de l’IRA on trouve le CHIPS Act, une initiative stratégique visant à reconquérir et à sécuriser la position des États-Unis dans l’industrie mondiale des semi-conducteurs. Les chiffres de l’organisation de lobbying des semi-conducteurs SEMI montrent qu’environ 70% de la capacité totale de fabrication se trouve en Corée du Sud, à Taïwan et en Chine, l’Amérique du Nord n’arrivant qu’en cinquième position, avec 8% de la capacité mondiale. Garantir l’indépendance de ce secteur est particulièrement important à une époque où la technologie sous-tend toutes les facettes de l’économie et de la sécurité nationale. Cette loi vise à renforcer la chaîne d’approvisionnement nationale, à encourager la recherche et le développement et, à terme, à réduire la dépendance à l’égard de la production étrangère de semi-conducteurs. En investissant dans ce secteur critique, les États-Unis protègent leurs intérêts économiques, et se prémunissent contre les risques géopolitiques (exemple: invasion de Taiwan par la Chine).

Promulguée par M.Biden en novembre 2021, la loi sur l’investissement dans les infrastructures et les emplois (IIJA) prévoit des dépenses fédérales de plus de 1000 milliards de dollars pour répondre aux besoins en matière d’infrastructures: réparation et construction de routes et de ponts, extension de l’accès à l’internet à haut débit, modernisation du réseau électrique et des systèmes d’adduction d’eau. Ce programme d’investissement, qui approche sa troisième année, a lancé plus de 40'000 projets dans les 50 États, stimulant ainsi la croissance économique et améliorant la qualité de vie de tous les Américains.

Outre les investissements substantiels dans leurs propres infrastructures, les États-Unis ont modifié leur dynamique commerciale via le «Friendshoring». Également connue sous le nom de «nearshoring», cette tendance apparaît comme une manœuvre stratégique visant à remodeler la dynamique de la chaîne d’approvisionnement et les relations commerciales. Il s’agit de renforcer et de diversifier les chaînes d’approvisionnement par la re-localisation ou l’établissement d’installations de fabrication et de services plus près de chez eux, souvent dans des nations alliées ou des pays voisins. Le principe est de répondre aux vulnérabilités exposées par des chocs mondiaux telles que la pandémie COVID-19 et ou encore les conflits récents (Russie-Ukraine, Moyen-Orient...). Ainsi, les États-Unis cherchent à atténuer les risques associés aux chaînes d’approvisionnement à longue distance, notamment les retards de transport, l’augmentation des coûts et l’instabilité politique.

La politique de «friendshoring» offre des avantages économiques tels que la création d’emplois, l’encouragement à la collaboration technologique et la promotion de la durabilité environnementale par la réduction des émissions des transports. Pour les pays impliqués dans les efforts de relocalisation, cela représente des opportunités de croissance économique, d’investissement et d’accès au marché américain. Le Mexique est l’un des pays saisissant ces opportunités, ayant éclipsé la Chine en qualité de premier partenaire commercial des États-Unis en 2023.


Source: Game of Trades

Les implications des Bidenomics sont également de mesures proactives tournées vers le long-terme et qui devraient permettre à l’économie américaine de bénéficier d’une croissance croissance économique à la fois pérenne et mieux à même de se protéger des chocs extérieurs.  

L’indépendance énergétique américaine

La sécurité énergétique est devenue synonyme de sécurité nationale, et les États-Unis orientent leur stratégie vers l’indépendance énergétique, un objectif qui promet une meilleure stabilité économique et renforce leur position géopolitique.

La diversification du portefeuille énergétique est au cœur de cette stratégie. Les États-Unis ne se contentent pas d’augmenter leur production de pétrole (désormais premier producteur mondial – cf graphique ci-dessous) et de gaz naturel, ce qui garantit un approvisionnement national régulier, mais ils investissent également de manière agressive dans les énergies renouvelables telles que l’éolienne, le solaire et la bioénergie. Grâce à l’IRA, la production d’électricité éolienne devrait tripler d’ici 2030 et la production d’énergie solaire devrait être multipliée par sept. Cette approche équilibrée de l’indépendance énergétique atténue les risques liés à une surdépendance vis-à-vis d’une seule source d’énergie et ouvre la voie à une transition en douceur vers une énergie plus propre et plus durable.


Source: Bloomberg

L’indépendance énergétique est intrinsèquement liée à la stabilité économique. En réduisant leur dépendance aux importations d’énergie et de la volatilité des marchés mondiaux, les États-Unis mettent leur économie à l’abri des fluctuations imprévisibles des prix et des ruptures d’approvisionnement. Les effets de l’indépendance énergétique s’étendent bien au-delà des frontières, influençant les marchés mondiaux de l’énergie et la dynamique géopolitique. L’équation mondiale de l’offre et de la demande est ainsi modifiée, ce qui pourrait stabiliser, voire baisser les prix mondiaux de l’énergie.

La désindustrialisation et la dépendance énergétique de l’Europe

Alors que les États-Unis s’acheminent vers l’indépendance énergétique et la revitalisation de leurs outils industriels, le panorama est très différent de l’autre côté de l’Atlantique. En effet, l’Europe continentale et le Royaume-Uni font face à la désindustrialisation et à une forte dépendance énergétique.  Les implications pour leur avenir économique et géopolitique ne sont pas à sous-estimer.

La désindustrialisation dans l’UE et au Royaume-Uni se caractérise par un déclin constant de l’industrie manufacturière et des industries lourdes, qui s’explique notamment par la mondialisation, l’automatisation et des réglementations environnementales plus strictes que dans le reste du monde. Cette perte de compétitivité entraîne des conséquences économiques, telles que la perte d’emplois industriels traditionnels et l’érosion de la base manufacturière nationale (cf ci-dessous le cas de l’Allemagne). Elle a aussi des répercussions sur les balances commerciales, la souveraineté technologique et la résilience globale de leurs économies.

La dépendance énergétique de l’UE et le Royaume-Uni ne fait qu’aggraver cette perte de compétitivité industrielle. Fortement tributaires des importations pour satisfaire leurs besoins énergétiques, ces régions sont sensibles aux tergiversations des marchés internationaux de l’énergie. Les dangers de cette surdépendance sont devenus réels lorsque la guerre en Ukraine a éclaté et que des pays comme l’Allemagne, qui recevaient plus de 50% de leurs importations de gaz naturel de la Russie, ont vu cet approvisionnement menacé. En 2023, l’UE dépendait encore à 60% des importations pour couvrir ses besoins énergétiques. Ceci l’expose à des prix volatiles, aux ruptures d’approvisionnement et aux manœuvres géopolitiques. La situation se complique par des objectifs environnementaux ambitieux et une transition difficile vers les énergies renouvelables, qui, bien que louables, exigent des investissements substantiels et des changements structurels. En outre, des pays comme l’Allemagne ont fermé toutes leurs centrales nucléaires, exacerbant leur dépendance aux importations d’énergie non renouvelable.

La combinaison de la désindustrialisation et de la dépendance énergétique pose des défis importants à la compétitivité économique à long terme de l’UE et du Royaume-Uni. L’érosion des capacités de production peut limiter leur participation aux chaînes de valeur mondiales et les avantages qui en découlent, en particulier dans les secteurs à forte valeur ajoutée tels que la technologie et la fabrication de pointe. Ces facteurs ont de profondes répercussions sur l’autonomie politique. La dépendance énergétique peut se traduire par un effet de levier géopolitique pour les pays fournisseurs, susceptible d’influencer les positions diplomatiques et les décisions politiques. La transition énergétique implique un équilibre entre les objectifs environnementaux et les priorités économiques et industrielles.

Conclusions

De prime abord, le tournant stratégique pris par les Etats-Unis devrait leur donner un avantage concurrentiel très important par rapport aux Européens. Leur indépendance énergétique mais aussi la production locale de semi-conducteurs leur donnent un avantage certain dans un monde en proie à la «slowbalisation» et aux risques géopolitiques. Mais le prix à payer pour les «Bidenomics» est élevé. Citons notamment le creusement des déficits budgétaires et une accélération de leur endettement (cf. ci-dessous les projections du CBO pour les années à venir). Une telle fuite en avant aura des conséquences sur les impôts futurs et/ou l’inflation («l’impôt caché»). Comme l’avait dit le Président Ford: «Un gouvernement qui est suffisamment grand pour tout vous donner est un gouvernement qui sera également là pour tout vous prendre...» 

Autre prix à payer pour les «Bidenomics»: ce que l’on appelle le «crowding out» (effet d’éviction), un phénomène économique qui se caractérise par une baisse de l’investissement et de la consommation privée du fait de la hausse des dépenses publiques. En termes simples, les très importantes dépenses publiques de l’oncle Sam sont en train d’absorber les capitaux disponibles mais aussi la main d’œuvre (avec des effets sur les salaires et donc l’inflation). Les très fortes émissions de bons du trésor nécessaires au financement des Bidenomics poussent à la hausse les rendements obligataires avec des effets sur le coût du capital pour les entreprises. Comme mentionné par Gavekal, l’interventionnisme de Biden devrait déboucher sur une économie américaine plus stable mais avec des effets négatifs sur la croissance de la productivité du travail et par ricochet sur la croissance structurelle américaine. 

Pour les européens, il y a urgence à re-moderniser leur appareil industriel et à sécuriser l’accès énergétique. Cela implique la mise en place d’une nouvelle politique des affaires étrangères commune à toute l’union. Il s’agit également de recourir à de grands plans d’investissement similaires aux Bidenomics. Mais la marge de manœuvre est limitée. D’abord parce que le niveau d’endettement est déjà très élevé. Mais aussi parce que les règles de frein à l’endettement de l’Allemagne empêchent la poursuite de telles politiques. Toutefois, les lignes semblent enfin vouloir bouger; le conseil des sages allemands s’est prononcé la semaine dernière pour une réforme de ces règles. Il est en effet urgent que l’Europe réagisse. 

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