On part d’un point extrêmement bas dans les marchés émergents

Yves Hulmann

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Jamais depuis le début des années 2000, les investissements dans les marchés émergents n’avaient été aussi faibles, juge Damien Buchet, CIO de Finisterre.

Que faut-il attendre cette année concernant l’évolution de la conjoncture mondiale et des marchés émergents en particulier? Le point avec Damien Buchet, Chief Investment Officer (CIO) de Finisterre Capital, une société d’expertise en investissement qui fait partie de Principal Asset Management. Finisterre gérait 3,4 milliards de dollars d'actifs à fin janvier 2023, des avoirs uniquement dédiés à la dette des marchés émergents. De son côté, Principal Asset Management est l'activité mondiale de solutions d'investissement de Principal Financial Group, qui gère quelque 501,5 milliards de dollars.

Dans un commentaire de marché, vous écrivez que 2023 marquera notre entrée dans un monde plus équilibré, où l'inflation structurelle sera probablement aussi plus élevée mais où le potentiel de croissance mondiale sera plus faible. A propos du renchérissement, on a observé aux Etats-Unis une décélération de l’inflation à 6,4% sur un an en janvier, après 6,5% en décembre. En Europe, le taux d'inflation annuel de la zone euro a aussi reculé en janvier 2023 pour le troisième mois consécutif, en s’établissant à 8,5%, après 9,2% en décembre. N’assiste-t-on pas un retour progressif à la normale en matière d’inflation?

Il faut tout d’abord établir une distinction entre pays émergents et pays industrialisés. Dans tous les pays émergents, le pic de l’inflation en termes annualisés est déjà passé. Le resserrement de la politique monétaire des banques centrales est déjà achevé. La situation se présente de façon différente dans les marchés développés.

Dans les pays industrialisés, les taux d’inflation vont certes peu à peu diminuer au fil des mois en raison des effets de base, compte tenu de la comparaison avec des niveaux de prix qui étaient déjà très élevés au printemps 2022. Néanmoins, il faut s’attendre ensuite à ce que l’inflation demeure plus tenace, ou «sticky» comme l’on l’appelle souvent en anglais. Il faut aussi tenir compte de l’inflation dans les services par exemple qui ne va pas ralentir uniquement parce que les prix des matières premières diminuent. L’inflation reste soutenue par les déséquilibres sur le marché du travail. Certes, les employés qui étaient sortis du marché du travail ou qui avaient réduit leurs taux d’activités vont finir par revenir. D’une part, à cause de l’effet d’appel qui résulte de salaires plus élevés proposés par les entreprises ou raison de conditions de travail plus attrayantes. Ce sont deux incitations positives. D’autre part, du côté des incitations négatives, le coût de la vie plus élevé, induit notamment par la hausse des prix des matières plus élevés et de toutes sortes de biens et services, incitera aussi des gens à revenir sur le marché du travail. S’y ajoute aussi le fait que l’épargne excédentaire constituée durant la pandémie commence à s’éroder. L’effet de richesse durant la pandémie, ou l’illusion de celui-ci, s’est amenuisé tout au long de 2022. Il deviendra donc plus difficile pour une partie de la population de s’offrir le luxe de travailler seulement trois ou quatre jours sur cinq. Pour toutes ces raisons, je pense ne pense pas que l’on assistera à une spirale inflationniste dans les pays développés. A l’inverse, les taux d’inflation ne redescendront pas non plus si vite aux niveaux visés par les banques centrales. Il faudra compter avec une inflation structurelle à long terme qui sera plus proche des 3% que des 2%.

«Le gouvernement chinois va tout mettre en œuvre pour favoriser une reprise rapide de son économie, ce qui se traduira aussi par des investissements plus importants dans les pays limitrophes.»
S’agissant des marchés émergents, vous anticipez que l’année en cours sera probablement marquée par la démondialisation et la délocalisation des flux d’investissement hors de Chine. Pourquoi cela devrait-il être le cas – alors que la Chine a mis fin à ses restrictions anti-Covid et alors que le pays a ré-ouvert ses frontières aux étrangers?

Plutôt qu’une tendance à la démondialisation, on assistera plutôt à une forme de re-régionalisation des échanges dans différents secteurs d’activité. Cette tendance se manifeste de différentes manières. D’un côté, il y a ce que l’on appelle le «friend shoring», à savoir que certains pays occidentaux préfèrent travailler non pas avec les fournisseurs les meilleur marché ou ceux qui offrent la meilleure qualité mais privilégient aussi les pays qui partagent les mêmes valeurs. Par ailleurs, les entreprises cherchent aussi à réorganiser leurs chaînes d’approvisionnement avec des distances plus courtes. Les entreprises asiatiques s’organisent davantage à l’intérieur de l’Asie. L’Europe se tourne vers les pays de l’Est ou du Sud du Continent, les Etats-Unis vers le Mexique. Ces mesures peuvent accroître la stabilité des chaînes d’approvisionnement mais elles se traduisent aussi par une augmentation des coûts pour les entreprises mais également souvent par une plus grande stabilité des devises sur le plan régional.

Quelles en sont les implications en termes d’investissement?

La première d’entre elles concerne les monnaies. Les devises des pays émergents se réorganisent autour de diverses régions. Les échanges ne doivent plus nécessairement s’effectuer en dollars. Pour les investisseurs, cela implique aussi une plus grande stabilité des cours de change. En Europe, par exemple, la couronne tchèque ou le zloty polonais varient relativement peu par rapport à l’euro. Pour les investisseurs, cette situation peut s’avérer intéressante dans le sens où vous pouvez obtenir des rendements de l’ordre de 5, 6, voire 7% avec des placements dans des obligations en zlotys de qualité investissement. Il n’est même pas forcément nécessaire de recourir à des instruments de couverture (hedging). En tout cas, nous ne le faisons pas car les coûts de hedging grignoteraient sinon une trop grande partie de nos rendements. On préfère accepter un peu plus de volatilité, tout en étant confiant de nous y retrouver à moyen et long terme. C’est un couple rendement-risque attrayant en ce moment.

C’est le cas aussi pour les produits à revenu fixe en couronnes tchèques. Outre-Atlantique, les placements en pesos mexicains sont aussi intéressants pour les investisseurs basés en dollars car les variations entre la monnaie mexicaine et le billet vert sont d’une moindre ampleur que par le passé.

Concernant la Chine, qu’en est-il du yuan par rapport au dollar?

Je pense qu’il y a une volonté politique en Chine de faire du yuan une monnaie qui peut être utilisée plus librement dans le cadre des échanges internationaux. Pour autant, on se situe encore un cran en-dessous de la possibilité de faire du yuan une vraie devise de réserve. Avec le dollar, chaque investisseur est libre d’en faire ce qu’il veut, peu importe où il se trouve. C’est encore loin d’être le cas pour le yuan.

Si l’on revient à la question de la réouverture de la Chine, son implication pour l’économie mondiale a-t-elle été surestimée ces derniers mois ou cela va-t-il modifier la donne pour la reprise tout au long de cette année?

Non, je ne crois pas qu’elle ait été surestimée. Personnellement, j’ai été plutôt surpris par la vitesse du changement de cap opéré par la Chine dont le gouvernement a vraiment effectué un virage à 180 degrés en fin d’année dernière. Cela démontre aussi que le gouvernement chinois n’a pas non plus une marge de manœuvre illimitée dans ses décisions. La Chine est certes peut être une dictature mais le pouvoir du parti communiste est tout de même limité par le mécontentement de la population lorsque celui-ci atteint des niveaux qui ne peuvent plus être ignorés. Le gouvernement chinois va aussi tout mettre en œuvre pour favoriser une reprise rapide de son économie, ce qui se traduira aussi par des investissements plus importants dans les pays limitrophes. Cela favorisera la reprise de la croissance dans les pays émergents qui devrait dépasser d’au moins 3% celle observée dans les pays développés. Pour relancer son économie d’exportation, la Chine laissera toutefois aussi certainement sa monnaie se déprécier davantage. Une dépréciation de l’ordre de 3 à 5% du yuan par an par rapport aux autre principales devises mondiales est un scénario tout à fait possible.

Faut-il surpondérer les placements dans les pays émergents?

On part d’un point extrêmement bas, très peu d’investisseurs détiennent encore de la dette en monnaies locales des pays émergent. Jamais depuis le début des années 2000 les investissements dans les marchés émergents n’ont été aussi bas. Il est désormais possible d’obtenir des rendements de l’ordre 9% avec des obligations de pays émergents – et cela y compris pour des titres d’excellentes qualité et pour des durations relativement courtes.

Et comment évaluez-vous les risques de défaut de paiement?

Sur les marchés les plus à risque, à l’exemple du Sri Lanka ou de la Zambie, la bombe a déjà explosé. Je ne crois pas que l’on va assister à des défauts de paiement en série cette année alors que la croissance est en train de redémarrer dans les pays émergents.

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