La blockchain révolutionne les infrastructures de marchés

Anne Barrat

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Le projet Jura a prouvé que la blockchain permettrait le lancement d’une monnaie digitale de banque centrale. Entretien avec Frédéric Dalibard de Natixis.

Le projet Jura a non seulement confirmé les conclusions du projet Helvetia mené par la Banque Nationale Suisse (BNS) et la Banque des Règlements Internationaux (BRI) en 2020: une monnaie de banque centrale (MNBC) «de gros» pourrait être utilisée par les établissements financiers pour les paiements domestiques et transfrontaliers. Mais il va plus loin: l’expérience menée en 2021 par un groupement public/privé constitué par Accenture, Credit Suisse, Natixis, R3, SIX Digital Exchange et UBS en collaboration avec la BdF, la BNS et la BRI, a en effet prouvé que la blockchain pourrait remplacer les infrastructures actuelles de règlement livraison. Explications avec Frédéric Dalibard, responsable Blockchain de Natixis.

Le lancement d’une monnaie digitale de banque centrale, qui était l’un des objectifs du projet Jura, serait-il une première?

Oui, dès lors que l’on précise que le projet Jura visait l’expérimentation sur une monnaie de banque centrale (MNBC) «de gros» en Europe. La réponse à cette question mérite une mise au point. Il convient tout d’abord de distinguer les MNBC «de gros» des MNBC «de détail»: les premières ne seraient accessibles qu’aux grandes institutions financières alors que les secondes visent le grand public. Leurs objectifs sont par ailleurs différents: avec les MNBC «de gros», qui ont vocation à être utilisées pour des paiements interbancaires et des règlements transfrontaliers, les banques centrales cherchent à améliorer l’efficience, la transparence et la traçabilité des circuits de paiement, avec les MNBC «de détail» il s’agit non seulement de favoriser l’inclusion financière de populations exclues du système bancaire mais aussi de retrouver une souveraineté monétaire menacée par des nouvelles monnaies digitales privées comme le bitcoin ou le Diem (projet de Facebook/Meta). Enfin, leur avancement et leur géographie sont différentes: plusieurs MNBC «de détail» ont déjà vu le jour, le Sand dollar aux Bahamas a ouvert la voie, l’eNaira lancé en octobre 2021 a déjà conquis de nombreux Nigérians, alors qu’aucune MNBC «de gros» n’a encore été lancée même si des projets sont très avancés, en Chine et au Japon par exemple. Donc, oui, une longue réponse pour dire que ce serait une première dans l’OCDE et en Europe.

«Les principaux défis que nous avons rencontrés étaient principalement de deux ordres: règlementaire et opérationnel.»
Quels ont été les principaux défis rencontrés par ce projet Jura?

L’appel à projet lancé par la BdF en mars 2020 comprenait trois volets correspondant à trois 3 cas d’usage: le règlement livraison de titres classiques sur la blockchain; les opérations de paiement contre paiement faisant intervenir une monnaie digitale; le règlement livraison de titres digitaux (stable coins ou jetons utilitaires). La réponse du groupement sélectionné par la BdF, dont Natixis faisait partie, était concentrée sur les deux premiers objectifs; le 3e volet a été mis de côté pour le moment. Ceci étant rappelé, les principaux défis que nous avons rencontrés étaient principalement de deux ordres: règlementaire et opérationnel. Sur le premier point, les difficultés ont été doubles, qui ont concerné la mise en place d’un rulebook adapté au règlement/livraison d’opérations sur Negotiable EUropean Commercial Paper (NEU CP) en monnaie digitale ainsi que la nécessité de garantir à chaque banque centrale le contrôle de sa monnaie digitale (euro et franc suisse). Concrètement, SDX a mis en place sur sa plateforme développée sur la technologie Corda de R3 un «dual notary signing» et, pour la partie NEU CP, un registre digital de détention ad hoc a été établi afin de pouvoir émettre et échanger des titres totalement dématérialisés, en conformité avec «l’ordonnance Blockchain» en vigueur en France. Les opérations, maintenant: l’intérêt de cette expérience est qu’elle a été conduite en conditions réelles: de vraies opérations de marché, avec de vrais titres, qui ont été comptabilisées dans les systèmes de risques et comptables des institutions concernées, et non un nième test virtuel qui ne permet pas de déceler les blocages potentiels. Nous avons par exemple dû revoir notre programme d’émission de NEUCP pour «tokéniser» les actifs.

Comment s’est déroulé le test concrètement?

Nous avons établi une chorégraphie très précise des trois jours de test en novembre 2021, réalisé avec un vrai argent circulant. La BdF a émis des euros digitaux pour les participants, en échange de quoi elle a reçu l’équivalent en monnaie traditionnelle sur un compte séquestre – sans qu’il y ait de création monétaire. UBS a ainsi déposé du collatéral à la BdF et reçu en échange des jetons euro digital au «guichet blockchain» de la BdF. De son côté, Natixis a émis un NEU CP pour 200'000 euros, un vrai titre avec un code ISIN fourni par Euroclear, qu’UBS a réglé en jetons euro. Natixis a pu ensuite se présenter au guichet de la BdF et récupérer des euros sonnants et trébuchants. La principale différence avec ce qui se passe aujourd’hui est que le règlement livraison ne s’est pas fait sur Target 2/Target 2 Securities – le système de règlement brut en temps réel de la zone euro – mais sur la plateforme blockchain de SDX, et est intervenu en J+0, donc en temps réel.

«Tous les participants ont accès en temps réel à une vérité commune.»
Qu’est-ce que cette expérience a validé?

Le test, effectué dans des conditions proches de l’environnement réel, a confirmé que des MNBC de gros libellées en euros et en francs suisses pouvaient directement être transférées entre des établissements financiers français (Natixis en l’occurrence) et suisses (UBS) via une plateforme unique adossée à la blockchain et recourant à la technologie des registres distribués et exploitée par un opérateur tiers (SDX). Les actifs «tokenisés» et les opérations de change ont fait l’objet d’un règlement fiable et efficace par le biais de mécanismes de paiement contre paiement et de livraison contre paiement. Il signifie également la fin d’une vision disjointe des transactions: tous les participants ont accès en temps réel à une vérité commune. Il a prouvé enfin que des non participants à Target 2 peuvent, dans un monde de jetons, ne pas passer par un correspondant bancaire et régler des achats d’instruments financiers avec des jetons qui sont sécurisés par les banques centrales.

Est-ce la mort du règlement livraison telle qu’on le connaît aujourd’hui? Comment voyez-vous l’avenir des acteurs actuels – Euroclear et Clearstream en Europe?

La puissance de ce mécanisme, qui permet à la fois d’augmenter le périmètre d’influence d’une monnaie de banque centrale et ouvre la porte à des règles de participation beaucoup plus larges, aura un impact majeur sur les infrastructures de marchés, et sur les acteurs du règlement livraison en particulier. Ce n’est pas un hasard si Euroclear d’une part, Clearstream de l’autre, ont pris les devants en travaillant sur des pistes de services alternatifs aux émetteurs, le reporting et l’identification des porteurs finaux notamment.

Quelle est la prochaine étape? Pour quand peut-on attendre le lancement d’une MNBC en Europe?

Beaucoup de choses sont prêtes pour une migration vers des MNBC de gros, à commencer par la technologie et les registres nécessaires pour l’émission des jetons, il y a fort à parier que les émissions d’actifs tokénisés devrait prendre de la vitesse sous peu. Il reste à accompagner les clients, mais ce n’est pas le principal problème, qui tient avant tout au calendrier de la BCE. C’est elle qui aura à ce stade le dernier mot.

Qu’est-ce qui empêcherait la BNS de se lancer?

SIX et SDX ont déjà construit la plateforme qui permettrait à une MNBC suisse de fonctionner. Rien n’empêcherait la BNS – forte de sa souveraineté en Suisse - de la lancer, sans attendre le feu vert de la BCE.

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