Cessons de mesurer l’inflation avec le seul panier du ménage

Emmanuel Garessus

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Michel Girardin, de l’Université de Genève, demande que les banques centrales prennent en compte les patrimoines immobilier et financier dans l’inflation pour les rendre plus pro-actives.


La désinflation se poursuit, lentement mais sûrement, tandis que les banquiers centraux s’apprêtent à se retrouver lors de leur traditionnel meeting de Jackson Hole (22 au 24 août). Le thème du débat sera «Réévaluation de l'efficacité et de la transmission de la politique monétaire». Cette rencontre incite à une analyse approfondie des principales leçons de la période d’inflation que nous avons vécue et que nous traversons encore. Michel Girardin, professeur invité à l’Université de Genève et fondateur de MacroGuide, répond aux questions d’Allnews:

Faut-il définitivement rejeter la courbe de Phillips, qui établit une relation négative entre le chômage et l’inflation?

Non. Je ne partage pas l’analyse des monétaristes qui nient cette relation entre l’inflation et le chômage et qui estiment que l’on ne peut «acheter» une baisse du chômage en augmentant l’inflation. 

Il me paraissait choquant, en 2022, à Jackson Hole, qu’Isabelle Schnabel, gouverneur de la BCE, ait estimé qu’il s’agissait d’être prêt à sacrifier la croissance si l’on voulait éradiquer l’inflation. Disant cela, elle reprenait clairement la courbe de Phillips, comme Jerome Powell d’ailleurs. A cette époque, l’inflation ne diminuait pas; on argumentait en faveur d’une récession comme prix à payer pour diminuer l’inflation.

Mon expérience en tant qu’économiste m’a révélé que les causalités entre les variables économiques et financières étaient variables. Preuve de la relation inverse entre le chômage et l’inflation, donc de la véracité de la courbe de Phillips, le seuil de chômage compatible avec un taux d’inflation stable (dit NAIRU ou Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment) n’est pas une constante. Le NAIRU est très variable puisqu’en 1980, il dépassait 6% et qu’aujourd’hui il est estimé à 4,4% aux Etats-Unis. La vision des monétaristes selon laquelle la courbe de Phillips est une verticale qui touche le chômage à son seuil naturel du NAIRU est invalidée par la variabilité de ce dernier.

«J’insisterais sur le besoin de distinguer entre trois types d’inflation, la bonne, la brute et la truande.»

Le taux de chômage actuel s’élève à 4,1%. Comme il est inférieur au chômage naturel, il est raisonnable de parler d’une situation de surchauffe. J’emploie fréquemment la mesure de cet écart pour le mettre en rapport avec l’inflation. La corrélation est vérifiée dans la plupart des cas. Lors d’une surchauffe, les taux d’intérêt ont tendance à augmenter.

Est-ce que cette courbe de Phillips est utile aux économistes?

Elle est utile pour illustrer le fait qu’aucun repas n’est gratuit. Afin de lutter contre l’inflation, il faut être prêt à pousser l’économie en récession. La situation actuelle s’inscrit dans cette logique. J’observe que les marchés commencent à craindre l’imminence d’une récession, tandis que la Fed tarde à annoncer les baisses de taux tant attendues. 

La courbe de Phillips rappelle aux banquiers centraux qu’on ne peut pas se concentrer uniquement sur l’inflation ou adopter le point de vue purement monétariste selon lequel le meilleur moyen de créer de la croissance consiste à éradiquer l’inflation. Pour Milton Friedman, on crée des emplois en tuant l’inflation parce que les entreprises seraient ainsi davantage incitées à investir. Je m’oppose totalement à ce point de vue. Une inflation modérée ne constitue pas un obstacle à l’investissement et à la croissance.

Peut-on distinguer en temps réels entre les chocs d’offre et de demande sur l’inflation?

Il est absolument fondamental d’opérer la distinction. Je répète fréquemment qu’on ne doit pas confondre l’inflation par la demande et l’inflation par les coûts. Chaque choc implique une autre réaction de la part de la banque centrale. La hausse des taux effectuée dans les années 1970 lors du choc pétrolier constitue une véritable hérésie. Une hausse des taux à ce moment-là correspond à jeter de l’huile sur le feu. Ce type d’inflation est une cause de récession.

L’inflation qu’une banque centrale doit éradiquer est celle qui résulte d’un choc de la demande, par exemple en cas de surchauffe. 

La justification apportée récemment par les banques centrales pour relever les taux directeurs face à un choc de l’offre se réfère à la prise en compte des effets secondaires, notamment de l’indexation des salaires. Le discours d’Isabelle Schnabel traduit la conviction des banquiers centraux que le seul moyen d’éviter une spirale des prix et des salaires consiste à provoquer une récession. Quand des salariés constatent que leur entreprise entame une restructuration, ils préfèrent effectivement conserver leur emploi et sont moins enclins à demander une hausse des salaires. 

Le facteur de l’indexation des salaires mélange donc les cartes. Actuellement, l’inflation est provoquée par la hausse des coûts (guerre en Ukraine, problèmes de chaîne d’approvisionnement) et par une hausse des salaires qui touche aussi bien les Etats-Unis qu’une zone euro en situation de stagnation. 

La situation est compliquée dans la zone euro puisque la faiblesse conjoncturelle ne peut mener à une baisse des taux dans un contexte de hausse persistante des salaires.

Quels rôles jouent les agrégats monétaires sur l’inflation?

Milton Friedman croyait que l’inflation avait toujours une cause monétaire, à travers une croissance monétaire supérieure à la croissance économique. 

«Les banques centrales devraient disposer d’une mesure plus large de l’inflation.»

A mon avis, ce n’est pas la seule cause, notamment lors des chocs sur l’offre. On ne peut réduire l’inflation à la composante monétaire. Et inversement, après l’explosion des masses monétaires qui a suivi la crise des subprimes, les bilans des banques centrales ont explosé sans provoquer d’inflation. La hausse récente de l’inflation n’était pas le résultat tardif de cet assouplissement monétaire (QE).

J’insisterais sur le besoin de distinguer entre trois types d’inflation, la bonne, la brute et la truande. 

La «bonne» inflation répond à un choc de demande, un monde presque «idéal» aux yeux d’une banque centrale puisque celle-ci connaît la réponse adéquate, le relèvement des taux, à l’image des années 1980. 

La «brute» est l’inflation par les coûts. Elle provoque des récessions mais n’est pas la conséquence d’une trop forte croissance. La «truande» est caractérisée par une hyperinflation, à l’image du Zimbabwe, de l’Iran et de l’Argentine. Elle s’explique souvent par une monétisation de la dette et le phénomène de planche à billets.

Comment mesurer aujourd’hui l’inflation future?

La «break-even» inflation, soit l’écart entre le rendement des TIPS et des Bons du Trésor, donne une estimation des anticipations d’inflation de la part des teneurs du marché obligataire. Avec l’expérience, j’estime la modélisation de l’inflation anticipée assez compliquée. Le résultat se rapproche de l’observation de l’inflation réalisée. Mieux vaut prendre pour point de départ le niveau actuel de l’inflation et réfléchir à son prochain mouvement à la hausse ou à la baisse.

Quel est l’impact de la hausse de la dette publique sur les perspectives d’inflation?

La causalité entre la dette et l’inflation n’est pas aisée à identifier. Elle s’explique par le lien avec les déficits budgétaires et la demande, mais le lien n’est correct qu’à condition de considérer le type de dépenses publiques. S’il s’agit des dépenses de consommation, il existe un effet de la dette sur la demande et les prix. Mais s’il s’agit des dépenses d’infrastructures et de leurs effets sur la gains de productivité, l’augmentation de la dette publique réduit l’inflation.

Est-ce que l’objectif de 2% d’inflation deviendra «environ 2%» ou 2 à 3%?

Les banques centrales aimeraient bien procéder à ce changement en direction de 3%. Elles reprennent souvent l’image du tube dentifrice pour expliquer l’inflation: une fois sortie il est difficile de la faire rentrer dans le tube. La banque centrale pointe du doigt le risque que l’économie risque de tomber dans des processus d’indexation salariale et de dynamique inflationniste. 

Si l’on pouvait garantir aux banquiers centraux l’absence de dynamique inflationniste ils signeraient demain en faveur d’un objectif d’inflation porté à 3%. C’est par exemple le moyen le plus indolore pour résoudre le problème de la dette.

Lors de la réunion de Jackson Hole, sur quel élément les banquiers centraux devraient-ils mettre l’accent?

Les banques centrales devraient disposer d’une mesure plus large de l’inflation. Cela fait partie de mes chevaux de bataille. Il faut cesser de mesurer l’inflation par le panier du ménage. Le Japon représente le cas d’école d’une banque centrale qui se concentre uniquement sur le panier du ménage alors qu’il existe une gigantesque inflation sur l’immobilier et la bourse. Lorsqu’elle augmente ses taux, la bulle éclate et le pays entre dans des décennies de déflation.

Comment intégrer les variations de patrimoine et notamment de l’immobilier dans la mesure de l’inflation?

J’ai construit un indice d’inflation globale comprenant pour 70% l’objectif d’inflation de la Fed (PCE) auquel je rajoute pour 30% le Case Shiller Index (immobilier). Ce n’est qu’en intégrant l’inflation financière à l’inflation des ménages que la banque centrale peut être pro-active. Le prix de l’immobilier constitue un premier pas. Il faudrait évaluer l’aspect spéculatif des prix immobiliers, en estimant par exemple l’écart avec le salaire médian. L’immobilier est un placement plus risqué qu’on ne le dit, en raison de son effet de levier (5 fois en Suisse et souvent davantage chez nos voisins).

Les banquiers centraux disent préférer intervenir quand la bulle a éclaté. Ils sont très réticents à agir préventivement et provoquer une récession contre une bulle immobilière qui pourrait ne pas éclater.

Le Japon illustre la cassure du lien entre la politique monétaire et l’économie. La banque centrale a baissé les taux à zéro puis les a mis en territoire négatif pour faire repartir le crédit. Mais si les banques ne suivent pas, les crédits douteux s’accumulent et la politique monétaire est incapable de faire repartir la croissance. Au Japon, la corrélation entre la croissance monétaire et celle du PIB est bonne jusqu’à la fin des années 1980. Après l’éclatement de la bulle en 1989, la masse monétaire explose et le PIB stagne.

Est-ce que cela signifie qu’il existe une option put de la banque centrale sur les actifs financiers mais pas sur l’immobilier?

Oui, effectivement. Il est sûr qu’à Jackson Hole les banquiers centraux ne devraient pas être plus royalistes que le roi. On peut baisser les taux sans descendre exactement à 2%. Mais on devrait regarder davantage ce qui se passe sur les marchés. La crise japonaise des années 1990 est en train de se répéter en Chine, où l’on a encouragé l’engouement pour l’immobilier.

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