«Je n’ai jamais été aussi optimiste sur la gestion en Suisse»

Emmanuel Garessus

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La Suisse attirera de plus en plus de capitaux non seulement des grandes fortunes mais aussi des classes aisées d’autres pays, selon Laurent Gagnebin de Rothschild & Co Bank.

Le Jurassien Laurent Gagnebin dirige depuis 7 ans Rothschild & Co Bank, présente en Suisse à Zurich et Genève. Son établissement se porte très bien puisque le bénéfice net semestriel s’est accru de 171% à 25,96 millions de francs. La banque fait partie du groupe Rothschild & Co qui vient de sortir de la bourse dans le cadre d’un «going private». Laurent Gagnebin répond aux questions d’Allnews sur la place financière suisse et son établissement:

Comment traversez-vous cette période agitée, notamment à la suite des événements qui frappent Israël?

Nous traversons une période très compliquée sur le plan géopolitique, bien plus difficile que lors des 15 dernières années. La Suisse profite - malheureusement- de ces tensions internationales. Nous restons un centre de la finance offshore stable, comme Singapour. Mais nous préférerions être recherchés pour d’autres motifs que la stabilité.

Si nous ne couvrions pas des marchés tels que l’Ukraine et la Russie, nous sommes plus impactés par la guerre en Israël. Nous y avions ouvert un bureau de gestion de fortune l’an dernier et nous y sommes présents dans la banque d’affaires depuis une dizaine d’années. La situation n’est pas aisée pour les employés et clients dans cette région, mais leur résilience est admirable.

«La génération Z aura besoin d’encore plus de conseils que leurs parents en raison d’un monde plus compliqué, plus réglementé.»
Est-ce que vous anticipez une accélération de l’arrivée de fonds en Suisse avec l’instabilité géopolitique?

Je le pense effectivement.

Est-ce que ce sera plutôt des petits indépendants européens ou des grandes fortunes internationales?

Les grandes fortunes sont déjà au bénéfice d’une relation bancaire en Suisse. Je m’attends plutôt à l’arrivée de petits indépendants européens. Pour beaucoup d’entre eux la question d’un compte en Suisse se pose sérieusement.

Un banquier me disait que ce qui l’empêchait de dormir était de conserver sa clientèle lors du passage de témoin à la nouvelle génération en raison des nouveaux besoins d’investissement. Qu’en est-il pour vous?

Votre question évoque un récent podcast sur les montres réalisé par le Financial Times. Il y a cinq ans, chacun pensait que les montres connectées allaient détruire l’horlogerie suisse. Finalement, ces derniers s’en sortent assez bien. Dans la gestion de fortune également, je pense que les anciens et les nouveaux métiers peuvent coexister. Les prochaines générations auront un compte en ligne et achèteront peut-être des cryptos. Mais ils auront aussi besoin de conseils en géopolitique, sur les marchés privés, la fiscalité, la structuration, le crédit.

La génération Z aura besoin d’encore plus de conseils que leurs parents en raison d’un monde plus compliqué, plus réglementé. Il n’est pas facile de trouver un partenaire capable de vous accompagner. Le médecin de famille à l’ancienne est un modèle d’avenir. Je n’ai jamais été aussi positif sur la gestion de fortune en Suisse.

Je reçois sans cesse des questionnements de clients qui se demandent s’ils ne devraient pas déménager, et vers quelle nouvelle destination. Ceux qui sauront être actifs face aux changements et répondre à ces défis ont un bel avenir.

Vous êtes chez Rothschild & Co depuis 12 ans. Auriez-vous dit à l’époque que vous n’avez jamais été aussi confiants sur la gestion de fortune en Suisse?

Je connais aujourd’hui un peu mieux le secteur et aussi ce qui se fait ailleurs. L’écosystème suisse et la qualité du service sont de qualité supérieure. L’énorme création de richesses dans le monde est aussi une excellente opportunité pour la place financière suisse.

Au premier semestre, vous dites bénéficier moins de la débâcle de Credit Suisse que de l’afflux de fonds organique venant d’Allemagne, d’Espagne et d’Israël. Ces tendances se sont-elles poursuivies au troisième trimestre?

Nous ne commentons pas le résultat au troisième trimestre. Nous restons bien placés et profitons d’un afflux d’argent frais organique. Ce sont les banques cantonales ou d’autres grandes groupe bancaires en Suisse qui ont le plus profité de la chute de Credit Suisse, davantage que les banques privées. Nous en avons certes un peu bénéficié. Nous avons engagé quelques conseillers à la clientèle de Credit Suisse, mais aussi issus des services informatiques et opérationnels. La tendance des affaires reste positive.

Concrètement, avez-vous des chiffres?

Nos actifs sous gestion s’élèvent à 30 milliards de francs pour la banque suisse, avec 800 millions de francs d’argent frais et 26 millions de francs de bénéfice au premier semestre (9,5 l’an dernier).

Comment expliquez-vous la croissance de 171% du bénéfice net lors d’une année difficile pour les marchés?

La marge d’intérêts s’est accrue. Le nombre de transactions a augmenté. Les coûts sont assez stables dans le cadre de notre stratégie de croissance bien maîtrisée. L’augmentation du volume d’affaires produit des effets amplificateurs sur le bénéfice si les coûts sont stables.

«Nous aimerions doubler les actifs sous gestion en dix ans, donc porter les 100 milliards d’euros de la division (dont 30 milliards de francs en Suisse) à 200 milliards d’euros.»

Les revenus proviennent de nombreux segments, des intérêts, des transactions, des actifs sous gestion, y compris de l’acquisition en 2020 de Paris Bertrand (7 milliards de francs).

A l’heure des budgets, qu’attendez-vous de 2024?

L’année 2024 devrait être moins bonne que 2023, laquelle a été extraordinaire pour de nombreux acteurs de la place financière suisse. Avec la hausse des taux, nous assisterons à des remboursements de crédits. La marge d’intérêt devrait diminuer. Le crû 2024 devrait être plus proche de celui de 2022 que de 2023.

Est-ce que vous entendez procéder à de nouvelles acquisitions?

La stratégie consiste à grandir organiquement. Si nous découvrons des opportunités de croissance externe, nous les analyserons mais d’un œil sévère. Il faut qu’elles aient les mêmes clients, les mêmes marchés, la même culture.

Quelle est votre culture?

Il s’agit de clients d’au moins 5 millions de francs, dans les marchés que nous couvrons aujourd’hui, lesquels sont plutôt en Europe. La culture est entrepreneuriale avec des clients qui offrent des synergies entre la gestion de fortune et nos autres métiers, la banque d’affaires et Five Arrows, notre métier d’actifs alternatifs. Notre focus est sur le conseil indépendant.

Rothschild & Co vient de sortir de la bourse. En quoi votre établissement est-il touché?

C’est une bonne nouvelle pour nos collaborateurs et nos clients et un signal fort de la famille. Cette dernière est maintenant devenue majoritaire. Le capital appartient à 53% à Concordia, le véhicule d’investissement de la famille Rothschild. Six actionnaires détiennent plus que 5% (Jean Goujon, the Maurel family, Groupe Industriel Marcel Dassault, Giuliani Investimenti SA, Peugeot Invest Assets and Mousseshield, L.P.) et les partenaires, soit quelque 100 employés, les autres 10%.

Cette transaction nous permet de nous développer en nous concentrant sur nos trois métiers de base sans nous soucier du cours de l’action au quotidien. Il est vrai que nous avons toujours eu un actionnaire familial de référence.

Avez-vous un objectif de croissance des actifs?

Nous aimerions doubler les actifs sous gestion en dix ans, donc porter les 100 milliards d’euros de la division (dont 30 milliards de francs en Suisse) à 200 milliards d’euros.

Pourquoi parviendrez-vous à doubler vos actifs sous gestion?

J’avancerais au moins six raisons à cette croissance: la stabilité du groupe et de la famille, le réseau global et à taille humaine (63 villes de 43 pays), l’expertise -nous sommes numéro 1 mondial du conseil en M&A, en nombre de transactions en 2022, alors que nous ne participons pas au financement -, l’objectif de préservation du capital des clients, l’indépendance -puisque nous ne prenons pas de rétrocessions et que nous pouvons investir avec nos clients et aligner nos intérêts avec ceux du client.

Que recommandez-vous aux clients aujourd’hui pour préserver leur capital?

Nous sommes dans le premier quartile de performance cette année, sur 3 ans et sur 5 ans dans toutes les monnaies, selon ARC. Nos clients sont donc contents de la performance. Pour y parvenir, nous avons beaucoup réduit les fonds de placement et n’avons presque plus de hedge funds, ce qui réduit les frais de gestion.

«Le crû 2024 devrait être plus proche de celui de 2022 que de 2023.»

Nous avions une duration courte sur les taux, une position or et, depuis longtemps, beaucoup d’actions de la Big Tech américaine. Nous restons surpondérés sur ces dernières valeurs. Nous sommes entrés cette année avec une surpondération en actions avec un fort biais sur le tech américaine.

Nous restons assez positifs sur les actions, mais les obligations (5% de taux sur le 10 ans américain) deviennent une alternative crédible. Je m’attends à une baisse progressive de la pondération générale dans les actions au profit des obligations.

Allez-vous vous développer dans les cryptos?

Non. Je suis curieux de connaître ses futurs développements. J’ai de la peine à croire que les régulateurs ne réagiront pas aux critiques sur le caractère illicite de certaines transactions par ce canal.

Comment comptez-vous investir dans la prévoyance?

Nous avons engagé Thomas Bamert, un expert issu de Julius Baer. Nous avons aussi établi un partenariat avec PensExpert. Ces développements sont logiques. De nombreux clients sont des entrepreneurs qui peuvent bénéficier de notre valeur ajoutée dans ce domaine complexe et dans une optique à long terme. Les entrepreneurs pensent insuffisamment aux questions de prévoyance. Ils oublient parfois qu’ils prendront aussi un jour leur retraite.

De nombreux banquiers recommandent les marchés privés. Qu’en pensez-vous?

Nous avons créé une division d’actifs alternatifs, Five Arrows, il y a une douzaine d’années au sein du Groupe, avec 26 milliards d’actifs. C’est un axe de développement qui répond à un besoin à long terme des clients. Et nous co-investissons toujours 20% en private equity dans nos propres fonds. Les clients qui co-investissent aiment bien l’idée d’un alignement des intérêts avec la famille Rothschild. Notre gamme de produits est très étoffée dans les marchés privés.

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