La tokenisation avance à pas de géant. Selon un rapport du World Economic Forum, elle pourrait représenter 10% du PIB mondial en 2027. Et selon Boston Consulting Group, le barre des 16'000 millards de dollars serait touchée en 2030. Keyrock, une société d’investissement globale en crypto-monnaies qui publiait récemment son propre rapport sur ce sujet, est au centre de ce marché. Créée en 2017, Keyrock, essentiellement actif dans le market making des actifs digitaux, s’est fortement développé puisque ses effectifs atteignent 200 personnes. Kevin de Patoul, son fondateur et associé, répond aux questions d’Allnews sur ce marché et sur les projets de son entreprise:
L’offensive d’Israël en Iran provoque une hausse du pétrole et de l’or et une baisse du bitcoin et des actions. Quelle est votre analyse de la réaction des cryptos?
La volatilité a toujours accompagné les marchés digitaux. Le bitcoin est de longue date perçu comme de l’or digital. Il apparaît toutefois que le bitcoin s’apprécie en même temps que les actifs risqués. Ce schéma se confirme aujourd’hui. L’ensemble des cryptos évolue de façon d’ailleurs assez homogène. Dans son usage, j’estime que le bitcoin devrait être une meilleure valeur refuge que l’or, mais les perceptions du marché sont pour l’instant différentes des miennes.
Vous êtes aujourd’hui à Genève. Comment se développent vos activités en Suisse?
Nos activités se développent bien en Suisse. J’ai fondé l’entreprise à Bruxelles il y a sept ans. J’ai déménagé en Suisse il y a un peu plus de deux ans. Nous avons enregistré l’entreprise pour effectuer des activités de négoce de gré à gré en Suisse avec les grandes institutions qui achètent des actifs digitaux par notre intermédiaire. Nos effectifs suisses sont déjà de 14 personnes. Nous apprécions le cadre réglementaire pragmatique et ouvert à l’innovation. Beaucoup d’entreprises cherchent à s’exposer aux actifs digitaux.
«Ma conviction est qu’à terme tous les types de valeur seront complètement digitaux.»
Si le cours du bitcoin grimpe, l’adoption des cryptos n’est-elle pas plus lente que prévu?
L’adoption des actifs digitaux est lente. La logique des actifs digitaux et de la technologie sous-jacente, la blockchain, se situe dans sa capacité à représenter de la valeur potentiellement sans acteur intermédiaire.
Le bitcoin est une nouvelle valeur, un or digital. D’autres correspondent à la digitalisation de valeurs existantes comme les stablecoins, en dollars ou en euros. Cette logique peut s’appliquer à tout type de valeur. Ma conviction est qu’à terme tous les types de valeur seront complètement digitaux. Aujourd’hui, on sépare la finance traditionnelle et la crypto. A terme, il n’existera qu’un seul marché. La technologie aura été «upgradée».
Dans 2 ou 3 ans, vous pourrez acheter des actions comme aujourd’hui, mais au lieu qu’elles soient enregistrées via la base de données centralisée de votre courtier, ces actions seront des tokens émis sur une blockchain de la même façon qu’une crypto l’est aujourd’hui. Cette partie de l’adoption est lente.
Depuis six ans, un très grand nombre d’investissements en capitaux sont réalisés dans le marché pour développer l’infrastructure.
Les stablecoins tiennent-ils leurs promesses?
C’est le type de valeur le plus simple et communément utilisé. On voit que représenter le cash de façon digitale via un token permet de l’envoyer 24h sur 24 et 7 jours sur 7 dans le monde entier avec des frais presque nuls. Cette utilisation est en train de tenir ses promesses. Cette année, les mouvements faits en stablecoins dépassent ceux des cartes de crédit Visa. Des entreprises comme Circle réalisent un IPO au succès extraordinaire. La plateforme de paiement Stripe acquiert de nombreuses entreprises liées au stablecoin. Ce cas d’utilisation - le cash représenté en blockchain- se développe très vie. Le cash reste du cash, mais des avantages technologiques permettent une utilisation plus rapide, plus simple et moins coûteuse.
Le stablecoin est la partie émergée de l’iceberg. Le reste va suivre. Dans les cryptos, la plateforme Kraken annonce la cotation d’actions tokenisées.
Une amélioration générale prend du temps. Le fait que les cadres réglementaires soient plus clairs sur tous les continents représenteront une première étape nécessaire dans le processus d’adoption.
Quelle est la proportion de stablecoins dans la tokenisation d’actifs réels?
L’écrasante majorité des actifs tokenisés sont des stablecoins, lesquels dépassent 230 milliards de dollars de capitalisation boursière.
Parallèlement, les stablecoins font environ 10% des marchés cryptos en général. A terme, ces marchés tokenisés vont intégrer les marchés d’actions, d’obligations et de matières premières.
Les investisseurs européens rapatrient leurs investissements américains en actions et obligations. Est-ce que ce processus se produit aussi dans les actifs digitaux?
Notre domaine d’activité est mondial. On achète du bitcoin sur une plateforme qu’elle soit en Suisse, au Luxembourg, aux Etats-Unis ou en Chine. La transaction est aussi siple que l’envoi d’un email. Le transfert d’information est mondial et rapide, grâce à internet. Les actifs digitaux permettent la même facilité pour la valeur. On assiste donc à un «upgrade» technologique de l’échange de valeur qui va à contre-courant observé au plan macro. Il sera intéressant d’observer l’avenir du processus.
Les Etats-Unis témoignent d’une volonté de repli sur soi. Sur le marché des stablecoins, des activités privées qui ne sont pas basées aux Etats-Unis appartiennent au Top 10 des détenteurs de dette américaine. Ces stablecoins s’échanger dans le monde simplement en scannant des QR Codes sans passer par une banque américaine. Les tendances peuvent être très différentes, selon que le monde soit politique ou technologique et financier.
«Cette année, les mouvements faits en stablecoins dépassent ceux des cartes de crédit Visa.»
Le marché des bons du Trésor américain est le plus grand au monde. Sa tokenisation représente un montant de 4 milliards de dollars. N’est-ce pas très modeste?
Ces 4 milliards représentent des bons du Trésor tokenisés en direct. Les stablecoins représentent 220 milliards. Les entreprises qui émettent ces stablecoins achètent elles-mêmes de bons du Trésor. Une société comme Tether, avec 150 milliards de capitalisation boursière, est le neuvième plus grand détenteur de bons du Trésor. Les émetteurs de stablecoins font partie des plus grands détenteurs de dette publique américaine.
Quels sont les projets pour 2025?
Keyrock se profile comme une société d’investissement globale sur les actifs digitaux. Au niveau du groupe, nous sommes teneur de marchés, fournisseur de liquidité de gré à gré dans les actifs digitaux ainsi que sur les marchés d’options. A terme, nous développerons les produits structurés, sans toutefois leur distribution.
Notre vision est de répondre aux besoins financiers de nos clients institutionnels, comme une grande banque d’investissement le ferait sur les marchés traditionnels. A l’avenir, nous développerons la gestion d’actifs et l’Advisory.
Est-ce que vous vous développez uniquement avec vos propres ressources?
Historiquement nous avons été financés par du capital-risque. Aujourd’hui, nous sommes rentables et nous pouvons financer nos activités de manière interne avec près de 200 personnes. Le chiffre d’affaires double ou triple chaque année. Nous espérons le doubler cette année. Mais c’est un marché en fort développement si bien que nous n’excluons pas de faire appel à des capitaux externes pour accélérer notre croissance.
Une IPO est-elle possible en 2026?
Non pas en 2026.
Dans la tokenisation d’actifs réels, comment se développe le secteur immobilier?
Plusieurs clients apprécient ce type de tokenisation. La problématique est ici différente, à savoir la tokenisation de droits de propriété d’actifs physiques. L’interaction des deux mondes est intéressante.
Quand on achète un actif émis de manière purement digitale, l’actif est bien présent. Quand on détient un titre de propriété ou une participation à une immeuble, il faut être sûr de l’existence de l’actif physique, au bon endroit, aux conditions désirées. Cette question se pose pour l’immobilier, l’art et aussi la représentation d’actions. Si un token est créé pour représenter la propriété de cette action, il y a deux actifs, la représentation digitale de la propriété et l’actif lui-même. Un grand nombre de sociétés se créent dans ce domaine.
Il existe un intérêt réel pour globaliser l’accès à l’investissement immobilier. Si j’entends investir de façon traditionnelle dans l’immobilier dans certains pays, le processus est parfois compliqué. Si des tokens représentent un droit de propriété qui peut être fragmenté et rassemblé dans des indices pour avoir une exposition sur une zone géographique, ce développement peut être intéressant. Mais cela prendra du temps.
Facebook avait inscrit un message sur le mur de ses bureaux: «Move fast and break things». Cette logique ne fonctionne pas en finance. Lorsqu’on gère la retraite de personnes, on ne peut pas tout changer et espérer que cela fonctionne.
A part le cours du bitcoin, quel est l’indice destiné à suivre le développement de la tokenisation?
Le cours du bitcoin reflète l’intérêt sous-jacent des investisseurs. Pour suivre l’adoption des actifs digitaux, il faut observer la capitalisation globale des actifs traditionnels qui existent sous forme tokenisée. Différentes sociétés font ce travail, comme RWA.xyz. La progression en ressort clairement. Nous avons nous-mêmes récemment fait le point sur la digitalisation à l’aune des stablecoins, des marchés d’actions et de la dette privée.
Est-ce que la tokenisation ne fonctionne pas dans certains domaines? L’art par exemple?
L’art digital est de plus en plus courant. De nombreux artistes créent de manière purement digitale, à travers des videos, des animations, des représentations graphiques. L’utilisation de la blockchain fait sens pour authentifier le caractère unique d’une création digitale. Par contre si l’on compare l’état du marché actuel avec la folie du marché des NFT d’il y a deux ans on a l’impression d’un échec complet. Une époque d’irrationalité a régné sur ce marché. Ce type d’événement se présente fréquemment dans la crypto. Comme la technologie est digitale et offre un accès au monde entier, il des cycles de surexcitation sont inévitables surtout si l’infrastructure est lacunaire. Le potentiel est en revanche tout à fait réel dans la représentation de l’art et l’utilisation de la crypto pour représenter de l’art de façon digitale. Beaucoup d’acteurs de NFT sont présents à Art Basel.
La réglementation joue un grand rôle dans le développement de la tokenisation. Donald Trump contribue fortement à son développement aux Etats-Unis. Quelle sera la prochaine étape?
Avant le Genius Act, pour les stablecoins, qui va être adopté, le vrai changement a été celui de l’état d’esprit et de la volonté de mettre en place un cadre réglementaire favorable à l’innovation. Grâce à cette transformation, une infinité d’organisations se lancent en ce moment.
Les prochaines étapes consisteront à pousser cette logique encore plus loin. Dans les différentes juridictions, les cadres sont très différents en matière d’utilisation des stablecoins. A l’avenir, il s’agira de savoir comment considérer les instruments financiers qui sont entièrement digitaux, la création de produits dérivés, comment les institutions traditionnelles pourront aussi être dépositaires d’activités digitaux. On procédera à la mise à jour des réglementations des marchés financiers traditionnels pour une technologie et des cas d’usage différents et la possibilité d’une finance vraiment décentralisée. L’équilibre consistera à trouver un cadre réglementaire qui protège les utilisateurs mais qui ne soit pas trop rigide et ne tue pas l’innovation. Si l’équilibre est trouvé, nous assisterons à une accélération de ce marché.
«Les entreprises qui émettent ces stablecoins achètent elles-mêmes de bons du Trésor.»
Avez-vous un exemple d’innovation qui souligne cette adoption croissante?
Coinbase, qui fait maintenant partie du S&P 500, a récemment lancé une carte de paiement avec American Express. A chaque paiement, le consommateur reçoit 4% de cash back en bitcoin. Cela signifie que le consommateur sera de facto davantage exposé à des actifs digitaux.
On entre dans une ère dans laquelle le nombre de personnes au contact d’actifs digitaux va exploser. On a besoin d’adaptation du cadre réglementaire pour accompagner cette accélération.
Où s’arrêtera la désintermédiation?
L’important réside dans le nombre d’options offertes. Aujourd’hui, je peux acheter des actions chez un courtier d’une banque. S’il perd ma confiance, je sus bloqué. Avec les actifs digitaux, un choix supplémentaire m’est offert. Une partie de mes actions peuvent être dans une banque et une autre dans un portefeuille Ledger. Je ne crois pas du tout que nous vivrons dans un monde sans banque. Il y a un intérêt à utiliser les services d’un intermédiaire de confiance qui fournisse une aide et un service.
Certaines activités ne passeront pas par Keyrock, mais certains acteurs peuvent être intéressés, s’ils veulent acheter des montants importants, à s’adresser à un intermédiaire capable de fournir de la liquidité. Nous allons vers un agrandissement du marché grâce à ce nouveau choix.