La fiscalité suisse sous la pression internationale

Cosima F. Barone & Xavier Oberson, GSCGI

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Xavier Oberson, Professeur à l’Université de Genève, affirme que, dans le domaine de la fiscalité, le mouvement tend à s’accélérer d’une façon bien préoccupante.

Le Groupement, pour sa 2e réunion mensuelle de l’année a invité Xavier OBERSON, Professeur à l’Université de Genève et associé – OBERSON ABELS SA à Genève – pour nous livrer son analyse de la forte pression fiscale internationale subie par la Suisse. Sa présentation est assortie de recommandations portant sur des impératifs sur lesquels il conviendrait de se pencher de toute urgence.

D’emblée, Xavier Oberson affirme que, dans le domaine de la fiscalité, le mouvement tend à s’accélérer d’une façon bien préoccupante et, de ce fait, «il est grand temps de réagir» mais avec une approche différente que par le passé.

Il énumère six grandes tendances internationales qui, d’une manière ou d’une autre, exercent une forte pression sur la Suisse.

La première est la transparence internationale et l’échange de renseignements (2008-2009) et leurs conséquences.

La seconde, parallèle à la première, concerne la lutte contre la fraude fiscale... on assiste à des aggravations des pratiques internationales qu’on peut observer à divers niveaux comme par exemple le procès Cahuzac en cours actuellement, les banquiers ayant fait l’objet d’amendes de la part du Département de Justice (DOJ) américain (à suivre: les conseillers fiscaux - fiduciaires et avocats - sont déjà dans le viseur de l’Angleterre).

L’Angleterre exige l’annonce de tout programme de planification fiscale
au prix de s’exposer à des conséquences sévères.

La troisième se définit par l’acronyme BEPS (Base Erosion and Proft Shifting), le projet développé en 2013 par l’OCDE dans le cadre du G20, et qui vise en particulier les entreprises multinationales adeptes de planification fiscale agressive. Il s’agit d’une vieille idée que l’OCDE a suivie depuis longtemps, soit la lutte contre la concurrence fiscale dommageable. Dans ce paquet de mesures, par exemple l’Angleterre exige l’annonce préalable de tout programme de planification fiscale au prix de s’exposer à des conséquences sévères, y compris pénales. Il s’agit bel et bien de l’inversion du «tax ruling» du fait que l’accord de la part de l’autorité fiscale du pays précède toute mesure de planification fiscale prise par les entreprises multinationales.

Parallèlement à ces trois tendances, a émergé subitement une très grande concurrence fiscale touchant tant les entreprises que les personnes physiques. Un exemple marquant de cette quatrième tendance est la réforme fiscale adoptée par les États-Unis, qui encourage sensiblement l’implantation d’entreprises aux USA, le transfert de cash et des réserves des entreprises aux USA et un taux d’imposition de 21% contre 35% appliqué auparavant.

La cinquième tendance concerne les personnes physiques, tel le système des residents «non-dom» en Angleterre, suivi par l’Italie qui a pratiquement copié le modèle anglais pour les résidents étrangers, sans oublier le système du Portugal et d’Îles un peu plus exotiques comme Chypre et Malte, qui ont des systèmes similaires. A parité d’avantages, «il est bien plus agréable de vivre à Rome avec vue sur le Capitole, que dans les îles Turks and Caicos!», dit-il avec une pointe d’ironie.

La réforme fiscale adoptée par les États-Unis
encourage sensiblement l’implantation d’entreprises aux USA.

La sixième tendance, beaucoup plus récente, concerne l’économie digitale et l’intelligence artificielle. La fiscalité des entreprises digitales, encore dans un état confus et fragmenté, est également mentionnée dans le projet BEPS. Certes s’il s’agit d’une mesure urgente sur le plan international, elle l’est moins pour la Suisse en ce moment. Dans cet esprit global de taxation des «GAFAs» et des robots, l’Inde a introduit une «equalization tax» de 6% sur les achats faits en ligne dont la compatibilité avec les Conventions de double-imposition est en doute. L’Italie a également introduit une taxe dans ce même esprit et dans le but de frapper ces grandes entreprises américaines qui ne payent pas d’impôts proportionnels à leur capacité contributive (alors que nous, les consommateurs, leur donnons volontairement et gratuitement leur richesse et valeur extraordinaire) et qui, en outre, inquiètent de plus en plus par leur importance et leur monopole sur le plan global.

La Suisse très bon élève

La Suisse a été très bon élève au regard de ces six tendances internationales.

Sur le premier point, la Suisse a fait de grands efforts en matière de transparence internationale et d’échange automatique de renseignements (les premiers échanges de la Suisse vers l’UE et vice-versa se feront dès septembre prochain). D’ailleurs, même le Forum mondial de l’OCDE reconnaît les efforts importants de la Suisse. De ce fait, il est surprenant que (a) l’«ONG» Tax Justice Network vienne récemment de classer la Suisse en première position de l’opacité financière, devant les États-Unis et les Îles Caïman; et (b) l’Union européenne place notre pays sur une liste grise.

La Suisse a fait preuve d’une grande coopération
et respect de la réglementation internationale.

Sur le deuxième point de la lutte contre la fraude fiscale, la Suisse a adopté la loi sur le blanchiment fiscal en 2016; les premiers cas de droit pénal devraient arriver à partir de cette année (usage de faux ... à partir de 2016). Nous avons donc été de bons élèves aussi en matière de blanchiment de fraude fiscale et la Suisse a fait preuve d’une grande coopération et respect de la réglementation internationale. Le GAFI, lors de son dernier «peer review», auquel le Prof. Xavier Oberson a participé personnellement, a jugé la Suisse largement conforme nonobstant le caractère assez restrictif de la définition du blanchiment fiscal en droit suisse, à l’exception de la branche des avocats d’affaires, à savoir si le secret professionnel des avocats pourrait sensiblement camoufler des opérations de type blanchiment.

Le troisième point – BEPS: concurrence fiscale dommageable – est une véritable révolution et une vision fort contrastée. La Suisse a adopté, comme d’habitude, la plupart de la réglementation BEPS. Mais, ce faisant la Suisse est en train de ratifier un instrument multilatéral, dite «MLI» (Multilateral Convention to Implement Tax Treaty Related Measures to Prevent BEPS), une sorte de super-convention multilatérale, dit le Prof. Xavier Oberson, qui pratiquement se substituera à environ 3000 conventions de double-imposition. Il s’agit d’une véritable révolution, avec une multitude de subtilités et d’options, qui va se traduire par un énorme «imbroglio» juridique... «délice des avocats». La Suisse a signé la «MLI», pas encore ratifiée, mais nul doute qu’elle le sera. Il reste néanmoins l’abrogation des statuts spéciaux «holdings» et «sociétés auxiliaires» (exemple de concurrence fiscale dommageable) que la Suisse s’est engagée internationalement à supprimer.

La Suisse a été très bon élève en matière de: (1) échange automatique, (2) blanchiment d’argent, et (3) BEPS.

La Suisse est en train de ratifier un instrument multilatéral, dite «MLI».

Que reste-t-il encore à faire? La Suisse doit s’atteler de toute urgence au projet fiscal 17 (PF17), qui correspond, d’ailleurs, dans les grandes lignes au projet fiscal genevois et qui consiste dans la suppression des statuts cantonaux spéciaux octroyés à certaines entreprises. Malgré son engagement, la Suisse ne les avait pas encore abrogés suite au vote démocratique et populaire sur ces questions, en réalité le seul État du continent européen à avoir un débat démocratique sur la fiscalité. L’Europe nous aurait-elle donc punis, en nous plaçant dans la liste grise, pour notre processus démocratique? Le PF17 doit être approuvé de toute urgence en vue de répondre efficacement aux engagements internationaux de la Suisse.

La Suisse a été très bon élève, d’ailleurs sans jamais être ni remerciée ni félicitée pour l’oeuvre accomplie à une vitesse effrénée. Au contraire, être relégué au rang de pays le plus opaque financièrement par Tax Justice Network et en liste grise par l’UE ne correspond vraiment pas aux efforts considérables dont notre pays a fait preuve ces dernières années en adoptant les standards internationaux (OCDE et UE) au pas de charge. La réalité est que dans les relations entre États on n’est pas entre amis. Sur le plan politique et fiscal, il y a indéniablement concurrence entre États, certaines alliances se font et se défont; la Suisse doit donc cesser d’être naïve.

Les États-Unis, par exemple, ont pris totalement à contre-pied l’OCDE. Ils ont adopté une réglementation américaine, mais à portée internationale, sans même prendre en considération les accords de double imposition existants. Il faut noter que les USA visent, au plus profond de la réflexion fiscale à la base de sa conception (même s’ils n’ont pas encore été jusqu’au bout), à faire basculer petit à petit la taxation à l’endroit où se trouve le consommateur. La taxation des entreprises basculerait alors à un système fiscal dit basé sur le ‘‘destination principle’’, à savoir une taxation basée sur la logique du système TVA mais applicable aux entreprises, et ce dans le but de favoriser les entreprises américaines et d’encourager essentiellement les exportations. Ce serait un problème pour la Suisse, pays comptant peu de consommateurs mais avec une très forte capacité de production mais dont la base imposable serait déplacée là où se trouvent les consommateurs ... dans le cas où le système américain se répandrait sur la planète. De là l’urgence d’adopter le PF17.

Le PF17 doit être approuvé de toute urgence
en vue de répondre aux engagements internationaux de la Suisse.

En dernier, le Prof. Xavier Oberson mentionne la taxe sur la fortune, qui fait fuir des entrepreneurs (en Angleterre, en Italie et même en France). En effet, en plus des 50% auxquels sont taxés les bénéfices, les entrepreneurs indépendants voient leurs outils de travail (qui ne représentent pas de la fortune) taxés en sus. La Suisse devrait revoir l’impôt sur la fortune sans tarder afin de stopper l’exode des personnes productives vers des systèmes fiscaux plus attractifs.

En conclusion, alors que la Suisse a fait preuve de bonne volonté en s’alignant, en toute hâte, aux standards fiscaux internationaux, les autres pays se sont affairés à concevoir des systèmes de concurrence fiscale internationale de grande envergure.

La Suisse doit, par conséquent, s’occuper impérativement de sa position concurrentielle face aux autres États qui font preuve de concurrence fiscale effrénée.

Cette deuxième et excellente conférence du Groupement se termine avec de nombreuses questions de l’assistance, auxquelles le Prof. Xavier Oberson a eu l’amabilité de répondre avec une extrême précision et disponibilité, ce dont nous le remercions.

L’article a été publié à l’origine dans le WealthGram #74 de mars 2018. Cliquez ici pour le consulter