Vers un ordre mondial plus fragmenté et instable

Marco Bonaviri, CBH Compagnie Bancaire Helvétique

2 minutes de lecture

Fragmentation, incertitude, adaptation: la nouvelle donne géopolitique post-2022.

 

Depuis 2022, la géopolitique mondiale est entrée dans une phase de recomposition rapide. La guerre en Ukraine a marqué un tournant, révélant la fragilité de l’ordre international libéral et accélérant la montée des rivalités entre grandes puissances. Nous assistons à une fragmentation croissante, où alliances et équilibres deviennent plus instables. Il devient essentiel d’adopter de nouveaux cadres d’analyse pour comprendre l’ordre mondial en mutation. 

Dans un article publié en 2024, Leoni et Tzinieris1 soutiennent que le monde s’organise aujourd’hui autour de trois grands blocs. D’un côté, le bloc occidental, toujours dominé par les États-Unis et leurs alliés historiques. De l’autre, un bloc eurasiatique centré sur la coopération stratégique entre la Chine et la Russie. Entre les deux, un groupe plus souple de pays non alignés – l’Inde, la Turquie, le Brésil, entre autres – qui refusent de se laisser enfermer dans une logique de camp et privilégient une diplomatie opportuniste. La logique de cette tripartition est simple: l’Occident cherche à défendre l’ordre libéral fondé sur des règles, tandis que l’axe Chine-Russie vise à le remodeler à son avantage. Quant aux états «intermédiaires», ils exploitent cette rivalité pour maximiser leur marge de manœuvre. 

Pour autant, cette lecture géopolitique ne dit pas tout. Selon Amitav Acharya2, la vision en termes de blocs ne suffit pas: la transformation globale porte aussi sur l’exercice du pouvoir et la construction de l’ordre. Il compare la scène mondiale à un cinéma multiplex, où plusieurs projections ont lieu en même temps: chaque acteur (États, organisations, entreprises) choisit la «salle» qui correspond le mieux à ses intérêts du moment. On observe désormais la coexistence de cadres variés: des coopérations régionales (UE, ASEAN, etc.), des réseaux fondés sur des affinités culturelles ou civilisationnelles (Francophonie, Commonwealth, etc.), et des plateformes thématiques (accords climatiques comme l’Accord de Paris, forums de cybersécurité, etc.), chacun doté de ses propres normes et priorités. Les États naviguent entre ces contextes, modulant alliances et stratégies en fonction des questions plutôt que de rester fidèles à une seule coalition. Cette diversité se manifeste par des postures hybrides: l’Inde, pilier des BRICS et acteur-clé du Quad indo-pacifique, ou la Turquie, membre de l’OTAN tout en entretenant des liens étroits avec Moscou et Pékin. 

Ces deux lectures convergent sur un point essentiel: le nouvel ordre mondial repose à la fois sur des structures identifiables (blocs, alliances, institutions, etc.) et sur des dynamiques flexibles. Loin d’un monde bipolaire et d’une globalisation linéaire, l’ordre actuel est fragmenté, multipolaire et instable. La rivalité entre puissances repose désormais plus sur des intérêts stratégiques que sur des idéologies opposées comme par le passé. Les tensions sont devenues plus pragmatiques que doctrinales: elles concernent des intérêts économiques, technologiques, énergétiques ou territoriaux. Dans ce contexte, c’est la capacité à naviguer entre plusieurs cadres d’influence qui façonne aujourd’hui l’équilibre géopolitique.

Dans ce monde en pleine mutation, les gérants de portefeuilles multi-actifs doivent adapter leur approche. La multipolarité impose une diversification plus fine, non seulement entre classes d’actifs, mais aussi entre régions, régimes politiques et cadres institutionnels. Il ne s’agit plus seulement d’allouer entre actions, obligations ou matières premières, mais aussi d’intégrer des facteurs géopolitiques, par exemple en contrôlant les expositions entre blocs alignés (comme les États-Unis et l’Union européenne), puissances alternatives (comme la Chine ou la Russie), et puissances intermédiaires (Inde, Brésil, Turquie), dont les trajectoires peuvent diverger fortement. 

En matière de gestion des risques, l’intégration des risques non économiques dans la construction des portefeuilles prend plus d’importance. Les guerres commerciales, les sanctions, les ruptures dans les chaînes d’approvisionnement ou encore les cyberattaques ne sont plus des événements marginaux, mais des facteurs susceptibles de bouleverser brutalement les marchés financiers. Les corrélations historiques entre classes d’actifs ou régions sont moins fiables dans un monde où les événements politiques peuvent rapidement bouleverser les flux de capitaux. Le cadre de gestion du risque doit donc évoluer vers une approche plus dynamique, par exemple en intégrant des scénarios géopolitiques alternatifs et des stress tests géographiques. Plus que jamais, les gérants multi-actifs doivent penser en termes de résilience stratégique, plutôt qu’en pure optimisation de rendement/risque.

 

1 Leoni, Z., & Tzinieris, S. (2024). The Return of Geopolitical Blocs. Survival, 66(2), 37–54. https://doi.org/10.1080/00396338.2024.2332056

2 Acharya, A. (2017). After Liberal Hegemony: The Advent of a Multiplex World Order. Ethics & International Affairs, 31(3), 271–285. https://doi.org/10.1017/S089267941700020X

A lire aussi...