Obligations, béton et émissions – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

La meilleure protection contre l’hydre des marchés obligataires n’est pas la peur mais la diversification.

Trois thèmes retiennent notre attention cette semaine. Premièrement, nous analysons la puissance des marchés obligataires, ce qu’elle signifie pour les investisseurs, et nous évoquons une parabole africaine qui donne à réfléchir dans ce contexte. Deuxièmement, nous faisons le point sur le marché immobilier suisse, toujours solide, et nous signalons les segments qui, selon nous, offrent encore de bonnes opportunités de placement. Troisièmement, nous portons notre regard sur un marché financier européen (encore) négligé, mais dont la valeur a quintuplé ces trois dernières années, pour atteindre 230 milliards d’euros. Nous expliquons pourquoi son succès est aussi une victoire pour le climat et pour les investissements durables.

1. L’hydre se redresse

Les marchés obligataires mondiaux, en particulier celui des bons du Trésor américain, ont toujours forcé le respect des hommes politiques et des économistes. Lorsque les rendements du marché des capitaux des États-Unis murmurent, ils sont entendus dans le monde entier. James Carville, l’ex-conseiller politique de Bill Clinton, a dit un jour: «Je pensais auparavant que si je devais me réincarner, je souhaiterais être président, pape ou joueur de base-ball. Aujourd’hui, je préférerais revenir sous l’aspect du marché obligataire américain, lequel est capable d’intimider tout le monde.»1

La peur d’une hausse des coûts des marchés des capitaux semble être une crainte primaire des marchés obligataires, un phénomène qui s’est également manifesté la semaine dernière. Maigre consolation à cet égard: leurs rendements sont encore extrêmement faibles. Les marchés obligataires ressemblent parfois à des petits enfants. Ils veulent recevoir en quantité de plus en plus importante la douce manne qui vient de leur être offerte, mais si le flux des capitaux bon marché diminue, l’inquiétude s’empare rapidement des innombrables acteurs. L’hydre du plus grand marché des capitaux du monde est-elle susceptible de redresser son corps à plusieurs têtes après une création de monnaie sans précédent? Voilà une question importante, car les craintes primaires non négligeables des acteurs des marchés obligataires ont certainement le potentiel de déclencher la tempête d’une prophétie auto-réalisatrice. De fait, cela n’a rien d’étonnant puisque le marché obligataire américain détermine non seulement les coûts de financement du gouvernement et du secteur privé des États-Unis, mais aussi ceux du monde entier de manière directe et indirecte, en raison de son rôle de leader international. Les pays émergents qui se financent en dollars sont sensibles à ce marché. Mais dans la zone euro également, le coût du capital a franchi ici et là le seuil de zéro la semaine dernière. Même les rendements à 10 ans du marché suisse des capitaux ont «doublé» depuis le début de l’année, passant de -0,5% à -0,25%. Les investisseurs doivent-ils ouvrir leur parachute maintenant? Du calme. Trois facteurs suscitent la confiance.

Premièrement: la reprise de l’économie mondiale est bien engagée grâce aux mesures de relance, à la protection de la santé et aux ajustements opérés par les entreprises. Les cours des actions et les marchés immobiliers se situent déjà au-dessus des niveaux atteints avant la crise sanitaire. Il est donc grand temps que les rendements des marchés des capitaux renouent eux aussi avec leurs chiffres pré-pandémiques, même si les taux d’intérêt directeurs restent gelés pour des raisons politiques. Ainsi, les marchés obligataires confirment ce que les actions anticipent déjà depuis longtemps: le redressement de l’économie mondiale.

Deuxièmement: alors que la hausse du coût du capital pénalise régulièrement les débiteurs et les investisseurs obligataires, cette dynamique a généralement un impact positif sur les actions en dessous d’une limite absolue de 3% à 4% environ, car elle reflète la croissance de l’économie et incite généralement les investisseurs à se détourner des obligations au profit des actions.

Troisièmement: nous estimons que le risque d’inflation des biens de consommation est un phénomène temporaire et limité, comme nous l’avons signalé précédemment. Même si les craintes inflationnistes sont susceptibles de faire des vagues un certain temps encore, nous pensons que les hausses de prix actuelles (par exemple au niveau du transport des conteneurs, du secteur de l’énergie ou des semi-conducteurs) se corrigeront d’elles-mêmes du fait de l’augmentation de l’offre. La concurrence tarifaire et la démographie s’opposent également à une inflation systémique. Les augmentations de salaires devraient rester faibles, généralement compensées par les gains de productivité réalisés grâce à la numérisation.

En résumé, la meilleure protection contre l’hydre des marchés obligataires n’est pas la peur mais la diversification. Celle-ci permet non seulement de ménager les nerfs, mais aussi de favoriser l’endurance et la résilience. Sur le plan international, nous pensons que les emprunts souverains des pays émergents en monnaie locale offrent toujours les primes comparativement les plus attractives pour le risque encouru cette fois par les investisseurs obligataires.

Petite digression: donner et prendre - une parabole africaine

La semaine dernière, en Afrique, un dignitaire ougandais de 84 ans très instruit m’a demandé, autour d’une tasse de Chaï, des informations sur la pandémie et les confinements dans l’hémisphère nord. Je l’ai renseigné du mieux que j’ai pu. Après que je lui ai également parlé des mesures de sauvetage monétaires et budgétaires, il m’a posé plusieurs questions, car l’utilisation de la planche à billets pour des raisons politiques a mauvaise réputation en Afrique. C’est de cette manière que le Zimbabwe et la Somalie ont récemment provoqué une hyperinflation désastreuse. Mon interlocuteur voulait donc savoir pourquoi ce n’était pas le cas dans l’hémisphère nord. Je me suis efforcé de lui expliquer les principales différences, à savoir l’indépendance des banques centrales ancrée dans la constitution, ainsi qu’un système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs relevant de l’État de droit. J’ai souligné le fait qu’en conséquence, une politique monétaire conciliante contrôlée par la constitution pouvait très bien permettre d’imprimer de la monnaie pour éviter une catastrophe sans pour autant faire germer une hyperinflation, et que sa capacité à retirer de la circulation, à tout moment, l’argent ainsi créé devait faire partie intégrante de son autonomie monétaire. Mon interlocuteur a réfléchi un certain temps à mes explications, puis il m’a raconté une vieille parabole africaine et m’a demandé si l’action de nos banques centrales était comparable, dans une certaine mesure, à celle du sage de son histoire, dont voici le résumé:

«Un riche père de famille possédant un magnifique troupeau de bovins Ankolé décide un beau jour que son héritage devra être réparti entre ses trois fils de la manière suivante, selon la tradition ancestrale: l’aîné en recevra la moitié, le deuxième un tiers et le cadet un neuvième. Mais lorsque le père décède, un problème épineux se pose, car il laisse 17 boeufs, un nombre premier qui ne se divise pas par 2, 3 ou 9. Une dispute éclate entre les frères, lesquels veulent un partage équitable. Un homme sage qui passe par là entend parler du différend. Il intervient et dit aux trois fils qu’il leur donne l’un de ses bovins, puis il les engage à procéder à nouveau au partage. À la stupéfaction des frères, l’opération est très aisée, car il y a maintenant 18 animaux. La moitié correspond à 9 boeufs, qui reviennent à l’aîné. Un tiers équivaut à 6, qui sont confiés au deuxième fils. Et un neuvième représente 2, qui sont attribués au cadet. Avec la répartition de 9+6+2 animaux, on parvient à un total de 17 bêtes. Il reste le boeuf offert par le sage, que celui-ci reprend donc. Le différend est réglé sans qu’il ait été nécessaire d’abattre les bovins.»

J’ai répondu à mon interlocuteur que je n’étais pas sûr que cette parabole puisse s’appliquer directement à notre politique monétaire. Mais j’aime cette idée de donner et de prendre «ex nihilo» pour éviter une plus grande iniquité. Et c’est la raison pour laquelle j’ai souhaité vous faire part de cette histoire.

2. My Home is…

Cette semaine, mon collègue Fredy Hasenmaile et son équipe ont publié une étude importante du Credit Suisse sur les perspectives des marchés helvétiques de l’immobilier. Je vous recommande vivement de lire ce rapport intitulé «Home Sweet Home»2 ou de vous intéresser tout au moins aux points essentiels, car ses conclusions concernent la plupart des investisseurs suisses de manière directe ou indirecte.

  1. Les prix de l’immobilier résidentiel augmentent. Une demande solide, le besoin d’espaces supplémentaires pour le travail à domicile, une immigration étonnamment stable, des coûts de financement avantageux et le caractère de «refuge» attribué à la Suisse devraient soutenir les prix de l’immobilier résidentiel un certain temps encore.
  2. La propriété du logement – toujours plus inaccessible. Faibles taux de vacance et prix très élevés dans les centres-villes. Le rêve de posséder ses quatre murs est de plus en plus irréalisable, en particulier pour les jeunes familles disposant de peu de fonds propres.
  3. Perspectives inchangées pour les immeubles résidentiels de rendement. Malgré la hausse des taux de vacance, ces biens offrent une stabilité de revenus relativement importante, et il est probable que leur valeur continuera de s’élever tant que les taux d’intérêt resteront négatifs.
  4. Immobilier logistique – grand bénéficiaire. Le commerce en ligne est en plein essor et les bons immeubles logistiques sont rares. Leur valeur augmente donc fortement, et il n’y a aucun renversement de tendance en vue.
  5. Reconfiguration de l’immobilier de bureau. Bien que le bureau en tant que lieu de travail principal ne soit pas un concept dépassé, les entreprises essaient de mettre en place des configurations de surfaces plus flexibles et plus avantageuses. Cette tendance exerce une pression sur les prix, en particulier à la périphérie des zones urbaines. Mais les immeubles de bureaux situés dans les centres devraient bientôt connaître une reprise.
  6. Gestion numérique des biens immobiliers. De la recherche des sites jusqu’à l’optimisation des frais annexes, les technologies numériques et l’intelligence artificielle augmentent la productivité de la gestion immobilière.
  7. Actions immobilières et fonds de placement en immobilier commercial – à nouveau plus attrayants. Dans le sillage du redressement économique, nos experts voient des possibilités intéressantes de prise d’engagements et de diversification, notamment dans les actions immobilières et les fonds de placement en immobilier commercial en Suisse.
3. Marché financier le plus performant d’Europe

Le Système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE), un pionnier mondial dans la lutte contre le changement climatique, réduit de manière rentable les émissions de gaz à effet de serre. Depuis 2017, son volume a quintuplé, pour atteindre 230 milliards d’euros3. Ce marché du carbone, le plus grand qui existe à ce jour, est dynamique et offre des opportunités de rendement. Une bonne raison de s’y intéresser de plus près.

Créé en 2005 en tant que modèle novateur visant la réduction des émissions de CO2 de quelque 11'000 centrales électriques et installations industrielles dans 31 pays européens (27 États de l’UE auxquels s’ajoutent le Royaume-Uni, le Liechtenstein, l’Islande et la Norvège), il oblige tous les participants à présenter un certificat valable pour chaque tonne de CO2 émise (le nombre total de certificats étant limité). Les émetteurs reçoivent ce certificat gratuitement de la part de l’État ou, si nécessaire, achètent des certificats supplémentaires au prix du marché par le biais du SEQE-UE. Au cours de la première décennie, ce système a pâti du fait que différents États avaient alloué trop de certificats à leurs entreprises émettrices de CO2. Comme cette pratique a dilué les prix, les investisseurs n’ont pas manifesté d’intérêt pour ce marché. Mais depuis que la Commission européenne a mis un terme à ces attributions erronées, le SEQE-UE remporte beaucoup de succès. La Chine a créé cette année un système d’échange de quotas d’émission similaire dans le but de décarboniser son économie de 65% d’ici à 2030. La nouvelle administration américaine a elle aussi fait d’un tel système une priorité politique.

En 2020, le marché européen du carbone a été l’un des plus performants au monde. Ses gains de cours ont constitué une incitation efficace à la décarbonisation de l’industrie et de l’approvisionnement énergétique en Europe (voir graphique 1).

Des certificats de CO2 d’une valeur moyenne d’un milliard d’euros ont été échangés quotidiennement. À présent, le marché est devenu stable, liquide et polyvalent grâce au grand nombre de certificats d’options et de futures avec lesquels les centrales électriques, l’industrie, les fournisseurs d’énergie ou encore les investisseurs peuvent se couvrir contre les fluctuations de cours. En décembre dernier, les États membres de l’UE ont décidé de réduire davantage encore les émissions d’ici à 2030, soit de 55% par rapport à 1990. Par conséquent, les entreprises dont les activités dégagent plus de CO2 doivent acheter des certificats d’émission supplémentaires via le SEQE-UE, ce qui entraîne une hausse du prix de ces certificats à court terme, mais favorise à moyen terme l’innovation recherchée en vue de la décarbonisation.

Les investisseurs financiers ont à présent découvert ce marché. Quelque 230 fonds de placement détiennent actuellement des certificats d’émission bien qu’ils ne représentent qu’environ 5% de l’ensemble du marché des futures. Or, plus le marché s’élargit, plus il est stable et liquide, et plus sa valeur informative est grande. «Plus on est de fous, plus on rit» pourrait-on dire. Ce marché est également susceptible de croître grâce à l’arrivée de nouveaux acteurs. Les ministres européens de l’environnement ont l’intention d’inclure la mobilité maritime et routière dans l’échange de certificats à l’avenir. La conclusion d’accords transfrontaliers avec des États non membres de l’UE serait utile à cet égard. Les négociations seront difficiles, mais les signes avant-coureurs sont encourageants. La Commission européenne cherche à établir des relations plus simples avec les marchés du carbone étrangers, notamment ceux du Royaume-Uni et de Californie.

Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs? Le SEQE-UE est le précurseur d’une transformation mondiale majeure. Le marché est encore jeune, et ses instruments ne conviennent aux investisseurs privés que de manière limitée. Mais il s’élargit, se diversifie et gagne en dynamique année après année. Il est fort possible qu’il offre à l’avenir des placements attrayants et diversifiés. Cependant, le succès de ce système d’échange met avant tout en évidence le potentiel économique, technologique, écologique et social, mais aussi stratégique en termes de placements, d’une orientation mondiale vers la transition énergétique. Il s’agit bien là d’une idée dont l’heure est venue, selon l’expression de Victor Hugo. Les investisseurs doivent intégrer pleinement et à long terme les principes ESG dans tous leurs placements, une démarche qui devrait être bénéfique non seulement pour la planète, mais aussi pour la performance des actions.

 

1 «I used to think that if there was reincarnation, I wanted to come back as the president or the pope or as a .400 baseball hitter. But now I would like to come back as the bond market. You can intimidate everybody.»
3 The Economist (27.2.2021): Prices in the world’s biggest carbon market are soaring

A lire aussi...