Mind Games – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Dans un contexte de révolte des petits contre les géants, nous étudions aujourd’hui les grandes spéculations, les bluffs et les bulles de l’histoire de la finance.

John Lennon les a chantés, Oliver Stone les a psychologisés dans «Wall Street» et le légendaire vendeur à découvert, faussaire et homme d’affaires ruiné Daniel Drew en a fait la douloureuse expérience: il s’agit des Mind Games, des jeux psychologiques qui éprouvent les nerfs et intègrent souvent une composante ludique. Dans un contexte de révolte des petits contre les géants, nous étudions aujourd’hui les grandes spéculations, les bluffs et les bulles de l’histoire de la finance. C’est avec stupéfaction que nous avons vu des milliers de «gamers» et des tireurs de ficelles astucieux en arrière-plan s’allier sur la plate-forme de négoce Robinhood pour faire plier des hedge funds réunissant des milliards d’actifs. De telles opérations constituent-elles une menace pour le système financier? Jérôme Powell a raison de les considérer comme des cas isolés et non comme une bulle boursière. Pour les investisseurs néanmoins, la croissance des bénéfices ainsi que la politique monétaire et budgétaire sont des facteurs nettement plus durables que le flirt avec l’argent facile.

1. Déjà vu: «Occupy Wall Street»?

Pourquoi la bourse de Wall Street est-elle régulièrement la cible de flash mobs orchestrés de manière spontanée depuis quelque temps? Le défi lancé au hedge fund géant Melvin Capital par un nombre chaque jour plus important de jeunes boursicoteurs, dont la majorité utilisent la plate-forme de négoce Robinhood, constitue-il une nouvelle version du mouvement «Occupy Wall Street» (occupons Wall Street)? A priori non. Ces petits porteurs ont peut-être servi les intérêts du grand concurrent Citadel Group, comme un article du Wall Street Journal l’a suggéré cette semaine.1 Mais la plate-forme Robinhood a tiré profit, elle aussi, de la publicité inattendue de cette saga la semaine dernière, l’exploitant pour lever rapidement trois milliards de dollars américains sur le marché des capitaux. En s’opposant de manière coordonnée aux ventes à découvert d’actions de GameStop, une chaîne américaine de vente de jeux vidéo, les boursicoteurs ont fait initialement grimper le cours de son titre de quelque 1700% depuis le début de l’année (voir graphique 1).

En procédant à des achats massifs, ces petits investisseurs ont causé une raréfaction de l’offre d’actions, c’est-à-dire un «short squeeze». Ce phénomène survient lorsque la nouvelle circule qu’un vendeur (à découvert) a simplement emprunté les titres vendus en pensant qu’il pourrait les racheter moins cher à l’échéance de son prêt. Ces ventes à découvert exigent généralement une très grande discrétion. Une fois que l’emprunt sous-tendant ces ventes est connu, des spéculateurs «hostiles» peuvent tenter, par des achats ciblés, de réduire l’offre d’actions de telle sorte que le vendeur à découvert soit contraint d’acheter les titres au prix fort à l’échéance de son opération de prêt. C’est ainsi qu’au XIXe siècle déjà, le célèbre financier, vendeur à découvert et homme d’affaires ruiné Daniel Drew (1797 - 1879) a tiré de cette douloureuse expérience la leçon suivante:

«He who sells what isn’t his’n, must buy it back or go to prison»,

en français: «Qui vend ce qui ne lui appartient pas doit le racheter ou aller en prison».

Les attaques spéculatives ciblées de vendeurs à découvert par un flash mob semblent être une variante ironique du mouvement «Occupy Wall Street» de l’automne 2011. À l’époque, les réseaux sociaux avaient été les vecteurs de protestations de masse spontanées contre le pouvoir de cette place financière, en particulier des hedge funds. Cette année, de jeunes boursicoteurs attaquent des vendeurs à découvert professionnels. Certains d’entre eux s’imaginent être des Robins des Bois modernes, mais il est certain que d’autres y voient tout simplement un jeu prometteur, une alternative à «Game of Thrones», une partie de poker éprouvante pour les nerfs, dont les mises augmentent chaque jour.

Cette semaine, les actions d’AMC Entertainment, une petite capitalisation et de l’argent (métal précieux) ont, elles aussi fait l’objet de spéculations similaires. Dans les deux cas, les «joueurs» ont tenté de damer le pion aux vendeurs à découvert supposés. L’opération fonctionne comme un bluff géant. Plus le cours est élevé, plus l’étau se resserre. Comme au poker, celui qui cligne des yeux perd. Peu importe la valorisation fondamentale du titre faisant l’objet de la spéculation. Seule une règle simple s’applique: «Rira bien qui rira le dernier». Et bien sûr, lorsque les mises sont démentielles, il n’y a que des gagnants et des perdants, et pratiquement rien entre les deux.

Les ventes à découvert font partie des instruments légitimes auxquels recourent les gestionnaires professionnels aux stratégies long/short. Ils consolident le traitement des informations par les marchés et ont un effet dissuasif sur la criminalité des entreprises, même si des exemples tels que ceux de Wirecard, Luckin Coffee ou Enron ont montré que la dissuasion ne suffisait pas à prévenir cette criminalité. Cette année toutefois, les vendeurs à découvert ont été plus souvent attaqués par des flash mobs similaires. Ce n’est pas pour autant qu’ils méritent de la compassion, car ils sont simplement confrontés au risque du métier. Cependant, le graphique 2 met en évidence un fait inhabituel: les actions qui ont été les plus vendues à découvert affichent la meilleure performance cette année. Est-ce un signe de fièvre boursière? Probablement. Néanmoins, ces exemples sont des cas isolés et concernent d’ordinaire des petites capitalisations. Nous sommes encore loin d’une bulle boursière générale. Nous y reviendrons.

Tandis que, selon des chiffres non confirmés articulés par les médias, le hedge fund Melvin Capital, investisseur de GameStop, a perdu en janvier la moitié de son actif initial estimé à douze milliards de dollars lors de la vente à découvert ratée2, le fin mot de l’histoire n’a pas encore été prononcé. En effet, la contre-stratégie, non moins risquée, mise sur le fait que personne ne réalise prématurément les gains inattendus afin de ne pas amener le château de cartes spéculatif à s’écrouler. Si c’était le cas, la fragile hausse de 1700% en janvier confirmerait l’adage: «Vite gagné, vite perdu». Or, ce qui était prévisible est survenu en un rien de temps: la forte hausse a été suivie par une baisse rapide en début de semaine. Par moments, les actions GameStop ont perdu deux tiers de leur valeur. «Est-ce le signe que la magie n’opère plus?» a demandé le journal Süddeutsche Zeitung. Certains facteurs le laissent penser.

La tentation de prendre des bénéfices est particulièrement forte pour les spéculateurs de la première heure. Le magazine Business Insider a écrit un article sur un investisseur dont les options d’achat acquises initialement pour 53'566 dollars américains valaient aujourd’hui plus de 11 millions de dollars.3 On comprendrait parfaitement qu’il soit tenté, lui aussi, de réaliser un profit rapide. Rien qu’en agissant ainsi, il pourrait amener l’effondrement du bluff. Ou, comme l’a chanté John Lennon dans son tube de 1973 «Mind Games»:

«We all been playing those mind games forever
Nous jouons tous à ces jeux psychologiques depuis toujours
Some kind of Druid dude, lifting the veil
Comme des druides qui lèvent le voile
Doing the mind guerrilla
En menant une guérilla mentale
Some call it magic, the search for the grail.»
Certains appellent ça de la magie, la quête du Graal.

Et les paroles de son refrain sont réconfortantes pour les perdants de ce jeu de fou:

«Love is the answer
L’amour est la réponse
And you know that, for sure.»
Et tu le sais, bien sûr.

2. Conseil intemporel: «Ne pas s’opposer à la Fed»

Alors que les exemples mentionnés ci-dessus montrent que des boursicoteurs peuvent parfois damer le pion aux vendeurs à découvert, s’opposer aux banques centrales compte parmi les imprudences dont les investisseurs et les mordus du jeu devraient s’abstenir à tout prix. Certes, George Soros a réalisé l’exploit de sa vie en 1992, lorsqu’il a spéculé contre la Banque d’Angleterre. Mais il s’agissait d’une exception à la règle.

Lors de sa récente conférence de presse, Jérôme Powell, président de la Réserve fédérale américaine (Fed), a d’ailleurs rappelé ce dont les investisseurs devaient absolument tenir compte en 2021: la poursuite d’une politique monétaire et budgétaire expansionniste, non seulement aux États-Unis mais, en définitive, dans tous les pays industrialisés. Voici un bref résumé de certaines de ses déclarations et de ses réponses aux questions des journalistes4:

  • À treize reprises, J. Powell a souligné que la Fed considérait le retour au plein emploi comme l’objectif prioritaire de sa politique monétaire à court terme.
  • Interrogé sur les fluctuations de l’action GameStop liées aux spéculations, il a répondu de manière générale que le système financier et le secteur bancaire se portaient bien actuellement et que la Fed ne s’occupait pas de ces cas isolés.
  • De même, lorsqu’on lui a demandé si les exigences de marge concernant les futures ne devraient pas être à nouveau relevées, il a répondu par la négative, soulignant que les prescriptions en matière de liquidités et les tests de résistance étaient suffisants.5
  • À la question de savoir si sa politique monétaire expansionniste ne pourrait pas provoquer un jour une bulle sur les marchés financiers, il a de nouveau répondu que la tâche prioritaire de la Fed consistait à pratiquer une politique «très accommodante» («highly accomodative ) pour soutenir le plein emploi et la stabilité des prix («to support maximum employment and price stability»).
  • Lorsqu’on lui a demandé son opinion sur la stabilité du système financier, J. Powell a déclaré que les risques systémiques étaient modérés et qu’à son avis, le récent rallye boursier n’avait pas été stimulé par la Fed mais par l’anticipation des campagnes de vaccination et la politique budgétaire.
  • Interrogé sur la date à laquelle la Fed stabiliserait ou réduirait son bilan, il a répondu qu’une telle opération était prématurée à ce stade et que les achats de titres seraient maintenus jusqu’à ce que le redressement de l’économie réelle soit tangible.6
  • À plusieurs reprises, J. Powel a dit estimer que la politique monétaire actuelle était performante et qu’il s’y tiendrait.7
  • Interrogé sur sa future collaboration avec Janet Yellen, la nouvelle secrétaire au Trésor américain, il n’a laissé planer aucun doute sur le fait qu’ils partageaient le même avis et la même analyse concernant les objectifs et les mesures politiques.

Les investisseurs devraient tenir compte de trois réflexions découlant des commentaires de J. Powell:

  1. La politique monétaire et budgétaire américaine, solidement ancrée et étroitement coordonnée, restera un moteur de croissance, de reprise et de changement. La semaine dernière, nous avons déjà abordé en détail le programme de sauvetage américain et le «Green New Deal», dont les projets représentent au total un budget de plus de 3900 milliards de dollars (soit 20% de la performance économique annuelle des États-Unis).
  2. De manière générale, les États-Unis façonnent la politique monétaire et budgétaire mondiale, et c’est également le cas actuellement. L’Europe et l’Asie s’inspirent de leur modèle. Les investisseurs seraient fous de s’opposer à une vague aussi puissante.
  3. En déclarant que la reprise des marchés financiers était principalement induite, jusqu’à présent, par les mesures de relance budgétaire et par l’anticipation des campagnes de vaccination, J. Powell a confirmé indirectement qu’il ne considérait pas les valorisations moyennes des places boursières américaines comme étant euphoriques.
3. Question fréquente: «Sommes-nous dans une bulle?»

Les déclarations de J. Powell nous amènent à une question que les investisseurs posent de plus en plus actuellement: «Sommes-nous déjà dans une bulle?» Examinons à cet égard deux graphiques et un tableau. Ils illustrent pourquoi la gestion de fortune n’a jamais été simple.

Au cours des 40 dernières années, les excédents mondiaux de liquidités (calculés ici selon la formule: agrégat monétaire M2 moins la croissance économique) ont constitué un indicateur avancé fiable des bulles d’actions mondiales. La comparaison actuelle laisse penser que le risque d’une bulle de liquidités est peut-être devant nous, mais aussi qu’il y a encore un grand potentiel de hausse.

Il y a fréquemment une grande différence entre ce que les gens disent et ce qu’ils font. C’est souvent le cas lorsque de l’argent est en jeu. Si les sondages font état d’un grand optimisme actuellement, il n’en va pas de même pour les investissements. Depuis janvier 2020, environ 5,7 fois plus de liquidités ont été investies dans les fonds du marché monétaire et d’obligations que dans les fonds d’actions (1414 milliards de dollars contre 249 milliards).

Enfin, une comparaison sous forme de tableau met en évidence davantage de différences que de similitudes avec les bulles boursières antérieures, bien que des signes de surchauffe apparaissent clairement dans certains segments du marché, en particulier dans celui des start-ups technologiques disruptives. Mais cela ne suffit pas à créer une bulle d’après la comparaison globale.

 

5 «We rely on […] stress tests, and also the elevated levels of liquidity and capital. And also resolution planning that we impose on the largest financial institutions.»
6 «In terms of tapering, it’s just premature. We just created the guidance. We said we’d want to see substantial further progress towards our goals before we modify our asset purchase guidance. It’s just too early to be talk about dates [...] we should be focused on progress.»
7 «Well, first, we think our policy stance is just right. We think it’s providing significant support for economic activity and hiring. [...] If you look at the sectors of the economy that are interest sensitive, you will see very strong activity – housing, durable goods, automobile sales. So, you know, our policies are working. And […] we think our policy stance is right.»

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