Nouveau «conundrum» sur les taux longs américains: jusqu’à quand?

Florian Roger, Exane Solutions

2 minutes de lecture

Un newsflow macrofinancier très porteur en cette fin d’année 2021.

Les dernières semaines se sont révélées extrêmement favorables pour l’économie américaine: publication d’un ISM services à un niveau record, forte accélération des créations d’emplois, salves de résultats des entreprises largement au-delà des attentes (plus de 80% de surprises positives pour les résultats du S&P 500 au T3 2021), communication réussie de la Fed pour le démarrage du tapering, vote du plan budgétaire d’infrastructures avec pré-accord entre démocrates pour l’adoption de la moitié du programme build back better de J.Biden.

Parallèlement, l’inflation continue d’accélérer outre-Atlantique. Elle a largement dépassé les attentes en octobre, en atteignant 6,2% (vs 5,4% en septembre), et devrait atteindre un pic vers 6,2%/6,3% en novembre. Ces niveaux enregistrés sur la fin de l’année 2021 vont obliger les investisseurs à relever leurs prévisions d’inflation pour 2022.

Des taux longs américains lestés par les QE des banques centrales et les flux internationaux.

Ce contexte a permis aux indices actions américains de battre de nouveaux records. En revanche, les rendements des Treasuries sont restés inférieurs aux niveaux constatés fin mars ou mi-octobre. Les taux longs souverains n’ont intégré qu’une partie de la hausse des anticipations d’inflation (le taux breakeven 10 ans ayant atteint un record depuis 2006 à 2,7%), lestés par les achats de la Fed et les flux internationaux. Côté européen, l’approche de la fin du PEPP en zone euro amène un écartement des spreads périphériques, qui peut encourager des opérations de portage vers les Etats-Unis. 

Coté asiatique, l’affaire Evergrande a semé le trouble sur le marché chinois et peut justifier un plus grand recours aux obligations américaines pour des raisons d’aversion au risque. Cette situation rappelle le «conundrum» de 2004, lorsque les taux longs américains s’étaient déconnectés de la dynamique macrofinancière. La Chine, qui gagnait énormément de parts de marché dans le commerce mondial suite à son entrée dans l’OMC sans contrepartie sur son taux de change, exportait alors des forces déflationnistes et recyclait ses réserves de change dans la sphère obligataire américaine car son marché domestique demeurait trop étroit. 

Vers une accentuation des pressions haussières en 2022

Si la surliquidité mondiale et la faiblesse des rendements obligataires dans le reste des pays développés devraient continuer de peser sur les taux longs américains en 2022, ces derniers pourraient subir davantage de pressions haussières. Le déficit public devrait en effet fortement se creuser à la suite de l’adoption du plan Biden tandis que les investisseurs et la Fed pourraient envisager l’inflation comme un facteur devenant plus structurel. Contrairement à 2004, la Chine est en train d’exporter de l’inflation dans le monde avec un virage dans l’exploitation de l’ensemble des matières premières, induisant des changements drastiques dans les équilibres offre/demande sur ces marchés. Les tensions sur les prix se propagent à un nombre croissant de biens et de services. 

Les entreprises doivent consentir des hausses de salaires pour attirer des travailleurs dans des secteurs en manque de main d’œuvre.

Les Etats se montrent de plus en plus disposés à accroître les revenus administrés, afin de compenser une partie de la perte de pouvoir d’achat des ménages et d’éloigner le spectre de tensions sociales (à l’instar des Gilets Jaunes, en France). Les entreprises doivent consentir des hausses de salaires pour attirer des travailleurs dans un certain nombre de secteurs confrontés à des pénuries de main d’œuvre. L’ensemble des éléments précédents constitue un terreau fertile pour que se forment des boucles prix-salaires, dont le développement est conditionné par la dynamique de la productivité. Or, après des années d’atonie due aux surcapacités de capital que l’uberisation disruptait, cette dernière semble appelée à se redresser. La crise de la pandémie de COVID a engendré un big bang dans l’organisation des entreprises et la digitalisation de leur appareil productif. Les efforts budgétaires massifs déployés par les Etats pour accélérer la transition énergétique devraient doper l’innovation. 

Jusqu’à la fin du premier semestre 2022, il sera difficile de juger de la réalité de ces enchaînements car l’inflation restera largement liée aux effets de base et aux goulots d’étranglement dans les chaînes de production. Comme l’a indiqué la Fed, il est difficile dans ce contexte de différencier inflation temporaire et inflation permanente. Dans le doute, la Fed a indiqué qu’elle appliquerait un principe de précaution, en conservant une communication accommodante et en se montrant patiente pour relever ses taux directeurs. Au second semestre 2022, son attitude pourrait changer si elle projette une inflation durablement au-dessus de sa cible et si elle constate que le marché du travail est revenu à sa situation d’avant crise. La Fed ne pourra alors gager que les taux longs demeurent significativement sous son taux neutre (aujourd’hui estimé à 2,5%). 

Objectif taux neutre pour fin 2022

Selon nous, du fait de l’ensemble de ces éléments, le taux 10 ans américain devrait évoluer vers 1,75% en fin d’année 2021 (avec une dernière légère hausse qui pourrait survenir avec l’adoption effective du plan Biden) et au premier semestre 2022, avant de venir converger vers 2,5% au cours du second semestre 2022.

A lire aussi...