On ne prête qu’aux riches

Martin Neff, Raiffeisen

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Malgré une situation macroéconomique favorable en Suisse, il n’y a encore aucun signe de spirale prix-salaires.

L’année 2018 a été exceptionnelle pour la Suisse au plan économique. Cela fait en effet un certain temps que l’économie suisse n’avait plus progressé de 2,5%. L’an dernier, l’économie suisse a surtout profité de la dynamique conjoncturelle mondiale et notamment de la reprise en Europe. 2018 a en outre été l’année où les conséquences les plus rudes du choc du franc ont pu être surmontées. C’était une année de plein emploi et de nombreux emplois supplémentaires ont été créés. En moyenne annuelle, le taux de chômage était exceptionnellement bas à 2,6%. Il y a quelques années, personne n’aurait cru que le taux d’inflation serait à peine de 0,9% dans un tel contexte.

Malgré une situation macroéconomique favorable, il n’y a encore aucun signe de spirale prix-salaires. L’année 2018, exceptionnelle au plan économique, a au contraire été marquée par une baisse des salaires réels (!) de 0,4%, car les salaires nominaux n’ont enregistré qu'une hausse modeste de 0,5%. Rappelons simplement que les salaires annuels (nominaux) ne sont pas fixés à la fin de l’année en cours, mais généralement à la fin de l’année précédente. Fin 2017, les perspectives étaient pourtant déjà plutôt favorables, raison pour laquelle la baisse des salaires réels n’était pas due à l’insécurité économique, mais vraisemblablement au fait que les marges étaient encore fortement sous pression à l’époque, notamment dans l’industrie. Et une fois de plus, la moyenne manque de pertinence. Il n’y a certes pas eu de grandes avancées, même après une analyse détaillée, mais tout de même quelques évolutions remarquables.

Effet Matthieu 

Une augmentation des salaires réels a été enregistrée dans 8 branches sur 26 en 2018. Une fois de plus, on constate que ce ne sont pratiquement que des branches dans lesquelles des salaires relativement élevés étaient déjà payés, à savoir l’industrie pharmaceutique, les services financiers et d’assurance, l’édition, y compris les médias audiovisuels, la radiodiffusion et les télécommunications. Ces derniers forment certes un ensemble, mais ce sont sans doute plutôt les sociétés de télécommunication et éventuellement la radiodiffusion qui ont tiré la moyenne sectorielle vers le haut en 2018. Nous savons que l’édition subit une certaine pression du rendement, raison pour laquelle les salaires n’y ont sans doute pas trop progressé. Il y a certes des exceptions, à savoir des branches offrant des salaires exceptionnellement élevés, mais qui affichent pourtant une baisse actuelle des salaires réels, mais elles sont minoritaires. Et il y a également des branches où les salaires sont plutôt faibles, mais qui ont consenti une légère hausse des salaires réels à leurs employés. Mais celle-ci a été extrêmement modeste. L’augmentation des salaires réels de 0,1% dans le commerce de détail est par exemple à peine perceptible. Quand on pense que 10% du personnel de ce secteur gagnent à peine 3’500 francs par mois, ces 3,50 francs de plus par mois ne devraient guère se traduire par une consommation frénétique. «Car on donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a», nous dit l’Evangile selon Matthieu. Ou, pour reprendre le proverbe: «on ne prête qu’aux riches».

Le courage de faire cavalier seul 

Nul besoin d’être syndicaliste pour critiquer quelque peu cette évolution, il suffit d’être économiste. Selon l’enquête suisse sur la structure des salaires qui s’appuie sur des données de 2016, les disparités salariales ne se sont certes pas creusées, mais elles ne se sont pas améliorées non plus. Les 10% qui gagnent le plus perçoivent aujourd’hui un revenu (11’406 francs/mois) équivalent à 2,6 fois celui des 10% qui gagnent le moins (4’313 francs/mois). A des postes comparables, les femmes gagnent toujours nettement moins que les hommes. En 2018, leur position sur l’échelle des salaires s’est également dégradée par rapport à celles des hommes, même si cette dégradation demeure infinitésimale. Mais, il n’est pas question ici de répartition, mais plutôt du fait que les salaires ne reflètent plus (nécessairement) depuis longtemps l’intensité de la création de valeur d’une branche et son évolution. Ainsi, il existe toujours des salaires particulièrement élevés dans l’économie, justifiés par leur caractère habituel dans la branche, alors que la création de valeur, même par personne, dans la branche stagne, voire diminue depuis longtemps. Le fait que la baisse des salaires réels dans l’administration publique (-0,6%) et dans les branches parapubliques telles que la santé (-0,4%) se situe dans la moyenne, voire légèrement au-dessus, est tout de même un signe que les arbres n’y montent plus jusqu’au ciel. Globalement, l’économie ferait cependant bien d’accorder aux salariés une part un peu plus importante du gâteau généré et de ne pas se contenter de verser une rémunération princière aux seuls propriétaires et cadres dirigeants. Nous venons juste d’apprendre que les sociétés du SMI distribuaient des dividendes record. Quiconque travaille plus de quarante heures par semaine dans un pays aussi riche que la Suisse, assume le plus souvent encore un emploi supplémentaire, mais reste néanmoins un travailleur pauvre, finira tôt ou tard par se demander si l’exercice d'une activité lucrative a encore un sens. C’est déjà souvent le cas en Europe. Quand on pense que dans le même temps les entreprises tentent de contenter leurs actionnaires avec des dividendes record et que les salaires du management progressent également, on peut se demander si cela profite vraiment à la paix du travail, à laquelle la Suisse accorde bien plus d'importance que n’importe quel autre pays au monde. Pourquoi ne pas tenter un cavalier seul en Europe, également dans ce domaine?

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