Qui n’a jamais connu l’humiliation de se faire recaler à l’entrée d’une boîte de nuit? Une expérience que beaucoup d’entre nous ont vécue au moins une fois. Mais rares sont ceux qui ont su transformer cette frustration en un tube planétaire.
C’est pourtant ce qu’ont fait les membres du groupe Chic. Le soir du Nouvel An 1977, refoulés à l’entrée du très select Studio 54, ils rentrent chez eux, attrapent une guitare, une basse… et écrivent leur vengeance en musique. Ainsi naît «Le Freak», un hymne disco-funk qui leur assurera sans doute un accès VIP à vie. «Le Freak», c’est une ode à l’anticonformisme et un rappel que l’apparence ne fait pas tout.
Dans le monde de la finance, le freak, c’est le marché obligataire. Discret, il évolue dans l’ombre de ses cousins plus flamboyants – les marchés actions et crypto. Mais lorsqu’il revient sur le devant de la scène, c’est souvent de manière fracassante. Et en mai, il a fait un retour remarqué qui mérite qu’on s’y attarde.
Globalement, le mois a été favorable aux investisseurs, marquant un changement de rythme bienvenu pour les marchés actions. Les actions américaines ont mené la danse, avec un S&P 500 en hausse de +6,2%, sa meilleure performance mensuelle depuis fin 2023. L’optimisme s’est propagé: l’Europe a gagné +4,0%, la Chine +5,3%, et le Japon +5,3%. Plus près de chez nous, le SMI a également progressé, plus modestement, de +0,9%. Mais bon, on ne peut pas briller tous les mois.
Plusieurs facteurs ont contribué à cette embellie. D’abord, les résultats d’entreprises et les données économiques ont été globalement solides – même s’ils doivent être interprétés avec prudence, car ils reflètent encore l’ère pré-Trump. Ensuite, une accalmie temporaire sur le front géopolitique et commercial, notamment entre les États-Unis et la Chine, a rassuré les marchés. Les investisseurs semblent aussi mieux décrypter le style Trump: beaucoup de bruit, peu d’actions concrètes. Wall Street s’en amuse avec un acronyme moqueur: TACO – Trump Always Chickens Out.
Mais à trop s’habituer au bruit, on risque de rater le signal. Et ces dernières semaines, le signal est venu du marché obligataire.
Le vrai risque, c’est une dislocation du marché obligataire. Nous n’en sommes pas là, même si des voix influentes comme Jamie Dimon commencent à tirer la sonnette d’alarme.
J’aime rappeler à quel point ce marché est fondamental. Trop souvent négligé, il est pourtant au cœur de la finance mondiale. Plus vaste que le marché actions, il permet aux entreprises et aux États de se financer, fait tourner le système financier, et détermine le coût du capital: du taux que paie le gouvernement américain pour sa dette colossale, au taux hypothécaire d’un ménage moyen.
D’une certaine manière, le marché obligataire a plus de pouvoir immédiat que les électeurs: c’est, en quelque sorte, le baromètre en temps réel de la crédibilité politique. Peu importe ce que dit un président: le marché obligataire, lui, vote chaque jour avec ses taux. Et en ce moment, ce vote est teinté de scepticisme.
Lorsque les investisseurs exigent des rendements plus élevés (ou paient moins cher les obligations), cela traduit un doute. Car si vous faites vraiment confiance à quelqu’un, vous êtes généralement prêt à lui prêter à un taux plus bas – surtout s’il s’agit de la première économie mondiale.
Des taux plus élevés posent problème, à la fois pour le président et pour les marchés mondiaux. Mais il faut aussi nuancer. Un taux à 4,38% (le taux à 10 ans US au moment où j’écris ces lignes), c’est élevé par rapport aux quinze dernières années. Mais dans un contexte d’inflation plus forte, et avec un regard historique plus large, on peut se demander si ce n’est pas la norme plutôt que l’exception. Personnellement, je trouve plus inquiétant que les taux soient proches de 0% en Suisse.
Le vrai risque, c’est une dislocation du marché obligataire. Nous n’en sommes pas là, même si des voix influentes comme Jamie Dimon commencent à tirer la sonnette d’alarme.
Je vois pour ma part trois scénarios possibles:
- L’administration américaine ajuste sa stratégie, les tensions s’apaisent, et/ou la Fed devient plus accommodante — les détenteurs d’obligations en profitent.
- Les taux continuent de grimper, et des temps plus difficiles s’annoncent.
- Les marchés oscillent entre ces deux extrêmes – comme ils le font depuis des mois.
À ce stade, je penche plutôt pour le dernier scénario. Mais une chose est sûre: je ne laisserai pas le freak à la porte de mon club de classes d’actifs.
En résumé, mai a été un bon mois pour les marchés — et cela mérite d’être apprécié. Les tensions mondiales se sont apaisées, l’incertitude devient plus supportable, et les perspectives à court terme s’éclaircissent. Mais pour rester lucide, il faut écouter tous les signaux – pas seulement ceux des projecteurs. Car en finance, ce qui est discret n’en est pas moins fondamental.
Le vrai chic, c’est le freak.