Enfin de retour au Ballermann

Martin Neff, Raiffeisen

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Grâce aux banques centrales, les Etats peuvent accumuler des montagnes de dettes exorbitantes à prix réduit et le taux zéro n’est désormais plus prêt de changer.

Depuis peu, on entend souvent parler de la nouvelle normalité et de la façon dont elle va changer nos vies, voire le monde entier. Fin de la mondialisation, de l’urbanisation, renaissance des Etats-nations et de tout ce qui n’est pas «imputé» au coronavirus. D’autres affirment que la nouvelle normalité n’est pas si différente de la situation antérieure, c.-à-d. avant le coronavirus. La nouvelle normalité a beau être sur toutes les lèvres, peut-être sera-t-elle même le terme barbare de 2020, mais elle ne devrait guère être plus. Sauf si une deuxième vague altère de nouveau le cours habituel de la vie. Dans ce cas, la nouvelle normalité pourrait éventuellement nous contraindre à des ajustements durables et je dis bien contraindre et non inciter. Dans le cas contraire, le coronavirus devrait simplement se réduire au souvenir transfiguré d’un état désagréable pour la grande majorité inerte de l’humanité et seules les personnes directement concernées devraient en conserver des dommages irréversibles. Les humains oublient vite et nous n’engageons des changements radicaux qu’à contrecœur et rarement de notre plein gré. Il suffit de penser aux résolutions du nouvel an et de ce qu’il en reste fin janvier.

La conclusion qu’il n’y aura guère de changements après le coronavirus découle aussi de la constatation de l’intensité avec laquelle la majorité d’entre nous aspire à retrouver son quotidien habituel et la profusion correspondante. On peut comprendre ce souhait de la part des personnes directement affectées par le coronavirus au plan économique ou de leur santé. Mais faire la fête au bord d’un lac ou dans des clubs, reprendre l’avion pour se rendre dans les endroits les plus reculés du globe et ce sans la moindre honte, se déplacer en masse à un concert de rock, une fête de village ou ailleurs, être serrés les uns contre les autres dans un studio de fitness ou un sauna ne correspondent pas vraiment à des besoins fondamentaux. Tout comme la plage de Ballermann à Majorque, où les premiers cobayes se sont déjà rendus et la chasse aux bonnes affaires dans le centre commercial LAGO à Constance. Mais ils relèvent des libertés fondamentales dans notre société, auxquelles chacun a accès et dont il profite s’il en a l’occasion. A cela s’ajoute que nous détestons tout particulièrement être privés de nos libertés en Suisse, a fortiori quand c’est par une autorité telle que le Conseil fédéral. La situation particulière en contrarie plus d’un et la plupart ont jugé la situation exceptionnelle insupportable.

L’indignation cède toujours le pas à l’indifférence 

C’est sans doute aussi ce que pensaient tous ceux qui ont participé le weekend dernier aux manifestations Black Lives Matter (BLM) dans de nombreuses villes, en Suisse également. Dans ses reportages, notre chaîne de télévision publique s’est réjouie que toutes les manifestations se soient déroulées dans le calme, même si aucune n’était autorisée et qu’elles ont réuni bien plus de 300 personnes. Les manifestants ont rencontré beaucoup de bienveillance et de solidarité parmi les nombreux participants et ont exprimé leur conviction de pouvoir changer les choses grâce à leur action. Une nouvelle normalité en quelque sorte? Quelques heures seulement après la fin des manifestations, un policier a tué Rayshard Brooks, 27 ans, d’une balle à Atlanta. Le jeune homme s’était endormi dans sa voiture et a voulu échapper à une arrestation après un test d’alcoolémie positif en résistant et en tentant de prendre la fuite. L’incident a de nouveau été suivi de manifestations, réunissant apparemment une centaine de personnes en colère. Cela a apparemment exercé une telle contrainte sur Donald Trump après des semaines de protestations contre le racisme dans son pays, qu’il a au moins envisagé de timides mesures en vue d’une désescalade. Et j’insiste bien sur timide. Une nouvelle normalité? En aucune façon, juste l’ancienne façon («trouble») de jouer. La discrimination raciale en bien des endroits et la violence policière aux Etats-Unis sont loin d’être une nouveauté et ne disparaîtront pas au motif que des gens décident à présent de s’y opposer lors de manifestations en Suisse ou ailleurs. Au quotidien, ces deux phénomènes déplaisants ne sont toujours perçus qu’à la marge, que ce soit par impuissance ou par indifférence, et tant qu’ils n’apparaissent pas sur des photos qui nous touchent particulièrement et qui secouent les gens au point qu’ils descendent dans la rue. Pendant quelques jours ou quelques semaines, jusqu’à ce que la colère, justifiée à mon avis, et l’indignation retombent.

Tchernobyl, Fukushima, Aylan, ..., mais: taux zéro 

Lorsque la catastrophe nucléaire de Tchernobyl s’est produite en 1986, de nombreux participants aux manifestations contre l’énergie nucléaire qui ont suivi pensaient que l’heure était venue de mettre un terme aux centrales nucléaires. Comme nous le savons aujourd’hui, l’accident de Fukushima survenu un bon quart de siècle plus tard n’a pas non plus sonné la fin de l’énergie nucléaire. Les changements qui doivent être portés par les individus n’interviennent pas du jour au lendemain et ne sont pas non plus provoqués par une vague d’indignation éthique situationnelle, résultant à chaque fois de l’impact de photos ou de vidéos sur notre humeur. Même Angela Merkel a dû le constater après que les photos du cadavre du petit réfugié Aylan Kurdi l’aient touché au point qu’elle a sérieusement pensé que «nous y arriverons». La culture de l’accueil n’a pas duré, récemment des réfugiés à la frontière entre la Turquie et la Grèce ont essuyé des tirs à balles réelles. Même les plus puissants du monde ne peuvent pas décréter la fin de l’indolence et de la mémoire défaillante de l’humanité. La normalité demeure et au fond l’Europe ne veut pas des réfugiés. De même, nous ne voulons pas d’interdictions de sortie, de masques obligatoires ou de règles de distanciation, raisons pour laquelle nous ne les respectons pas systématiquement. Les changements requièrent plus de résolution et d’endurance que d’indignation. Et même dans un tel cas, le changement n’est pas garanti, comme le printemps arabe nous l’a enseigné. C’est pourquoi la nouvelle normalité redeviendra bientôt l’ancienne. Il n’y a que sur les marchés financiers qu’une nouvelle normalité est apparue. Les acteurs de la finance sont des professionnels chevronnés des manifestations, (pas dans les rues de toute évidence) et ils atteignent toujours leur objectif. Même dans l’œil du cyclone, le moral de la bourse est préservé à coup de milliards injectés par les banques centrales, car grâce à elles les Etats peuvent accumuler des montagnes de dettes exorbitantes à prix réduit et le taux zéro n’est désormais plus prêt de changer. C’est sans conteste ce que l’on peut appeler une nouvelle normalité.

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