Les coûts économiques de la victimisation

Raghuram G. Rajan, Université de Chicago

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Les migrants hautement compétents rendent les entreprises locales compétitives, ce qui assure davantage d’emplois (même de niveau moins élevé) pour les locaux.

©Keystone

 

Pour un politicien ambitieux, la stratégie de la facilité consiste aujourd’hui à expliquer aux électeurs mécontents qu’ils sont des victimes – victimes des politiques orientées qu’appliquent les élites en place, des manœuvres d’autres groupes, ou d’étrangers calculateurs. C’est particulièrement vrai lorsque la population insatisfaite représente une part singulière et généralement importante de l’électorat, et lorsque les boucs émissaires votent peu, ou représentent une faible proportion des électeurs. Aussi longtemps qu’un coupable peut être pointé du doigt, le politicien aux dents longues n’a pas besoin d’exiger quoi que ce soit des électeurs mécontents; il lui suffit de leur promettre la fin de l’injustice dont ils sont victimes.

Comme l’explique l’essayiste américain H.L. Mencken, «pour chaque problème complexe, il existe une réponse claire, simple et erronée». Dans la plupart des cas, l’argument de la victimisation correspond à cette description, ce qui permet d’expliquer pourquoi les solutions proposées aggravent souvent la situation.

A titre d’illustration, au sein de nombreuses villes indiennes aujourd’hui en pleine expansion, certains responsables politiques locaux proposent des quotas d’emploi minimum pour les habitants de naissance, au motif que les emplois de qualité du secteur privé seraient trop souvent exercés par des migrants issus d’autres régions du pays. Ce que ces politiciens ne saisissent pas, ce sont les conditions locales dynamiques qui attirent les meilleurs talents en provenance d’ailleurs. Le fait que des migrants occupent un plus grand nombre d’emplois de qualité ne signifie pas nécessairement (et ne signifie très probablement pas) qu’une discrimination s’opère; cela peut tout simplement signifier qu’ils ont mérité leur place.

Plutôt que de pointer du doigt des coupables, et de niveler l’économie par le bas, il faut tirer l’économie vers le haut en se concentrant sur l’amélioration des capacités des laissés-pour-compte.

Mais supposons que ces politiciens instaurent au profit des locaux un quota minimum s’agissant des postes élevés. Si cette mesure n’est pas trop coûteuse, elle produira peut-être des effets positifs, dans la mesure où les locaux qui exercent à ces postes apporteront conseils, encadrement et réseau aux locaux qui débutent, comme c’est le cas dans tous les groupes qui partagent des affinités. Il sera en revanche peu probable que les politiciens en quête d’ascension se satisfassent de ces mesures modérées; ils souhaiteront mettre en place des quotas plus importants.

Et c’est ici que les problèmes débutent. Le fait d’installer massivement des locaux potentiellement peu compétents aux postes les plus élevés impacte négativement la productivité et la compétitivité. Les conséquences peuvent rester limitées si la sphère géographique de l’entreprise concernée l’est aussi, et si cette entreprise rivalise avec des concurrentes qui appliquent les mêmes quotas. Cela commence en revanche à poser problème lorsque l’entreprise est en concurrence avec d’autres entités implantées dans des villes indiennes dynamiques qui s’abstiennent d’établir des quotas, ou en concurrence avec des producteurs étrangers. Tôt ou tard, cette entreprise verra sa croissance en souffrir, elle embauchera dans l’ensemble moins de travailleurs (y compris locaux), et il lui faudra peut-être relocaliser ses activités dans des villes plus ouvertes aux travailleurs de tous horizons.

En fin de compte, les migrants hautement compétents rendent les entreprises locales compétitives, ce qui assure davantage d’emplois (même de niveau moins élevé) pour les locaux. Si une stratégie de diabolisation de ces migrants peut sembler tentante pour un politicien arriviste, sa mise en œuvre risque d’aggraver significativement la situation pour l’électorat de celui-ci.

De même, certains acteurs politiques aux Etats-Unis estiment que de méritants étudiants nés dans le pays sont tenus à l’écart des meilleures universités. Le président américain Donald Trump considère ainsi que les universités d’excellence «devraient plafonner aux environs de 15% la part d’étudiants étrangers, en lieu et place des 31% actuels». Or, si l’on part du principe que les étudiants étrangers sont sélectionnés sur la base de leur mérite (et il n’y a aucune raison d’en douter), la mise en place d’un plafond réduirait presque certainement la qualité moyenne du corps étudiant, ce qui rendrait les universités américaines moins attrayantes pour les jeunes esprits brillants du monde entier, lesquels réussiraient dans la vie en dépit de ce plafond, avec pour conséquence une qualité encore moindre. Les étudiants étrangers seraient moins nombreux à s’installer aux Etats-Unis pour enseigner et mener des recherches, ce qui éroderait encore davantage l’excellence des universités américaines.

Une telle politique pourrait par conséquent provoquer des dommages prolongés. Les universités américaines produisent depuis de nombreuses années les recherches fondamentales qui ont permis aux Etats-Unis de se démarquer mondialement en matière d’innovation. Le maintien à l’écart des esprits les plus brillants constitue la parfaite recette d’un comblement par d’autres pays de leur retard dans le domaine de l’innovation.

Les politiciens indiens et américains feraient bien de s’inspirer de Singapour. Un ministre singapourien m’a raconté un jour qu’après avoir mis en œuvre un programme visant à attirer les brillants élèves de Chine continentale, il s’était attiré les foudres des électeurs. «Ces élèves chinois sont dans un premier temps les plus en difficulté dans la classe [puisqu’il leur faut apprendre l’anglais], puis les meilleurs après seulement trois ans. Nos enfants n’ont alors aucune chance d’obtenir les meilleurs postes. Pourquoi avez-vous mis en place un programme aussi désastreux?»

Ce ministre leur a répondu que Singapour n’avait pas d’autre choix que de rester compétitif au niveau mondial. «Dans 15 ans, lorsque vos enfants auront décroché un emploi, préféreriez-vous qu’ils travaillent aux côtés de ces anciens élèves chinois qui auront grandi ici, ou contre eux?». Les parents ont compris son point de vue, et les plaintes ont cessé.

L’argument selon lequel l’industrie manufacturière aurait déserté les Etats-Unis parce que d’autres pays recourraient à des pratiques déloyales pour attirer la production constitue une autre version du discours victimaire. Apple ne possédant plus de véritables installations de fabrication aux Etats-Unis depuis 2004, l’administration Trump propose de rapatrier la production de l’iPhone (qui a toujours été externalisée en grande partie en Asie) en imposant des droits de douane élevés sur les importations de smartphones Apple.

Or, comme le soulignent les analystes, le prix de l’iPhone grimperait en flèche si cet appareil devait être fabriqué aux Etats-Unis. S’il est fabriqué ailleurs, ce n’est pas parce que les autres pays trichent, mais parce qu’ils sont plus rentables sur le plan industriel.

Si Apple se conformait au souhait du gouvernement américain de relocaliser la fabrication de l’iPhone aux Etats-Unis, son prix vertigineux provoquerait une diminution considérable du nombre de ventes à travers le monde. Apple tire d’importants revenus de services à marge élevée, vendus aux utilisateurs de l’iPhone via l’App Store, iCloud et Apple Music. Ces ventes chuteraient également en raison de la baisse du nombre d’utilisateurs. La valeur susceptible de résulter d’un rapatriement de la fabrication aux Etats-Unis serait probablement plus que contrebalancée par la perte des revenus liés aux services, révélant ici encore l’un des coûts cachés du discours de victimisation.

Plutôt que de pointer du doigt des coupables, et de niveler l’économie par le bas, la solution doit consister à tirer l’économie vers le haut en se concentrant sur l’amélioration des capacités des laissés-pour-compte, et par conséquent des opportunités qui s’offrent à eux. Mais allez expliquer cela aux arrivistes de la politique.

 

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