Près de la moitié des employés de bureau utilisent aujourd’hui l’IA générative dans leur travail au quotidien. Or, moins d’un chef d’entreprise sur quatre déclare que cette technologie remplit sa promesse en termes de valeur attendue à l’échelle de l’organisation. Que se passe-t-il?

Parmi les explications possibles, l’IA générative a été dans un premier temps présentée comme un outil de productivité, ce qui l’a fortement associée à l’idée d’une réduction des coûts et des effectifs. Conscients de ce risque, environ 42% des employés interrogés en 2024 affirmaient craindre de voir leur emploi ne plus exister dans les dix années à venir.

En l’absence de formation et de perfectionnement à l’exploitation du potentiel de cette technologie, il n’est pas surprenant que la réticence l’emporte sur l’enthousiasme. Comparable à celle d’anticorps qui combattraient un élément exogène, il arrive qu’une «réaction immunitaire» ait lieu au sein des organisations, les employés comme les dirigeants résistant au changement, et se cherchant des raisons pour lesquelles n’IA ne «fonctionnerait pas» dans leur cas.

En plus de ralentir l’adoption de l’IA, cette résistance empêche une exploration plus complète de ses autres avantages potentiels, tels que l’amélioration de la prise de décisions et de la créativité, l’élimination des tâches routinières, ou encore une meilleure satisfaction au travail. Ainsi, peu s’interrogent sur la manière de «réinvestir» le temps que l’IA peut leur faire économiser.

Or, nos recherches révèlent que les employés qui utilisent régulièrement l’IA générative peuvent d’ores et déjà gagner cinq heures de travail par semaine, qui peuvent être consacrées à de nouvelles tâches, à davantage d’expérimentation de cette technologie, à de nouvelles formes de collaboration avec leurs collègues, ou tout simplement leur permettre de terminer plus tôt leur journée de travail. Le défi pour les chefs d’entreprise consiste par conséquent à mettre en lumière ces avantages potentiels, ainsi qu’à formuler des conseils sur la manière de maximiser la création de valeur grâce au temps libéré.

Prenons l’exemple d’un fournisseur mondial de soins de santé, qui a récemment déployé l’IA générative auprès de ses 100’000 employés. L’entreprise a élaboré un programme évolutif d’apprentissage de l’IA, avec trois objectifs : maîtrise de l’IA dans l’ensemble de l’organisation (afin que tous les employés puissent tirer le meilleur parti de cette technologie), large gamme d’outils d’IA pour chaque scénario de travail, et conformité dans l’utilisation. Grâce à cette approche complète, cette entreprise a rapidement amélioré à la fois la satisfaction de ses employés et leur productivité.

L’adoption de l’IA ne consiste pour autant pas seulement à gagner des minutes, mais à réinventer le travail, pour le bien des employés et de l’organisation. Lorsqu’une entreprise considère uniquement l’IA générative comme un simple outil d’économie de temps, il faut s’attendre à ce qu’elle se contente de rechercher des cas d’utilisation isolés – 10 minutes gagnées ici, 30 minutes là – qui ne produiront pas d’effet significatif sur l’ensemble de l’organisation. Les applications de l’IA à petite échelle génèrent en effet des gains de productivité diffus, difficiles à réinvestir ou à transcrire dans un compte de résultat.

Sans stratégie complète de refonte de leurs processus clés autour de l’IA, les organisations risquent de n’optimiser que quelques tâches isolées, plutôt que d’améliorer fondamentalement la manière dont le travail est effectué. Ainsi, trop souvent, les goulots d’étranglement seront simplement déplacés vers d’autres pans du processus ou de la chaîne de valeur, ce qui limitera les gains de productivité globaux. Dans le domaine du développement de logiciels, par exemple, une IA consistant à accélérer le codage peut conduire à davantage de difficultés dans la résolution des bugs ou à d’autres retards, annulant ainsi les gains d’efficacité. La véritable valeur réside dans l’intégration de l’IA sur l’ensemble du cycle de développement.

Cet exemple soulève par ailleurs un problème plus vaste: trop d’organisations cherchent à se développer sans avoir dans un premier temps repensé les structures et les flux de travail nécessaires pour exploiter les gains cumulatifs. Résultat, les occasions sont généralement manquées, dans la mesure où les économies de temps non réinvesties de manière stratégique ont tendance à se dissiper. Plutôt que d’adopter une approche d’expérimentation tous azimuts, il est nécessaire que les organisations mènent seulement quelques grandes initiatives de transformation, axées sur la refonte du travail de bout en bout.

La véritable promesse de l’IA générative réside dans l’ouverture à ce que nous appelons le triangle d’or de la valeur: productivité, qualité et implication/satisfaction. Une stratégie judicieuse en matière d’IA doit repenser les flux de travail pour supprimer les inefficiences, améliorer la prise de décisions et les processus pour encourager l’innovation ainsi que la créativité, et faciliter le travail sans pour autant le mécaniser. Les employés seront plus susceptibles d’adopter l’IA avec enthousiasme si celle-ci élimine la pénibilité, alimente la créativité, et accélère l’apprentissage. Accorder une attention particulière à l’amélioration des compétences, c’est veiller à ce que la technologie renforce le potentiel humain, en améliorant l’implication et la satisfaction sur le lieu de travail.

En plaçant l’accent sur l’engagement et la qualité de l’expérience, en plus de la productivité, les organisations peuvent passer d’un fonctionnement centré sur les coûts à un paradigme qui crée davantage de valeur pour l’entreprise, ses employés et ses clients. L’IA peut offrir bien plus qu’un simple mécanisme d’automatisation, à condition que les entreprises adoptent une stratégie complète pour son déploiement.

Les chefs d’entreprise doivent garder à l’esprit cinq impératifs. Le premier consiste à se concentrer sur les plus importants pools de valeur, présentant les cas d’utilisation les mieux définis pour l’intégration de l’IA. Il s’agit deuxièmement de repenser le travail, plutôt que de se contenter de l’optimiser. L’IA doit être utilisée pour transformer des flux de travail entiers, pas seulement pour automatiser quelques étapes.

Troisièmement, les dirigeants doivent investir dans le développement des compétences, afin que chacun comprenne cette technologie et son potentiel. Quatrièmement, le triangle d’or, dans lequel s’équilibrent productivité, qualité et implication/satisfaction des employés, doit devenir la règle fondamentale des entreprises.

Enfin, il est nécessaire que les organisations mesurent la valeur au-delà des économies de coûts. Les entreprises les plus efficaces dans le déploiement de l’IA générative seront celles qui suivront ses effets sur la compétence des employés, sur leur agilité, ainsi que sur les nouvelles sources de revenus, pas seulement sur les coûts opérationnels.

En répondant à ces impératifs, les organisations peuvent utiliser l’IA comme une force de réinvention, plutôt que comme un simple outil de productivité. Ce faisant, elles ouvriront la voie à une nouvelle ère pour les entreprises.

Copyright: Project Syndicate, 2025.
www.project-syndicate.org