Les apparences sont trompeuses – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Le marché du travail offre un spectacle de désolation: en avril, plus de 90 millions de personnes dans le monde ont perdu leur emploi.

Tandis que les marchés boursiers s’apaisent et que l’espoir d’un redressement économique renaît, les marchés du travail à travers le monde offrent un spectacle de désolation: en avril, plus de 90 millions de personnes aux États-Unis et en Europe ont perdu leur emploi, se sont retrouvées au chômage partiel ou ont involontairement quitté la population active. Leur situation et les pertes de revenus essuyées par de nombreuses entreprises font souvent l’objet de comparaisons avec la Grande Dépression. Mais la prudence est de mise: en dépit des parallèles qui sautent aux yeux, les différences sont majoritaires. Nous étudions celles-ci et exposons les dernières décisions prises par le Comité de placement du Credit Suisse.

1. Fermetures: ceux qui paient le prix fort

Dans le combat contre la pandémie, les États continuent de lutter sur trois fronts: la politique de santé, la politique économique et la politique monétaire.

Alors que différentes mesures (paiements de transfert sans précédent, recapitalisations, quasi-recours à la monnaie hélicoptère et interventions des banques centrales sur les marchés des capitaux afin de réduire les taux d’intérêt et la fièvre) ont écarté le risque d’une crise systémique du crédit ou des liquidités et stimulé les marchés boursiers, il faudra davantage de temps pour observer les améliorations résultant de la politique en matière de santé et d’économie.

Quoi qu’il en soit, les succès remportés sur le plan sanitaire – même s’ils sont fragiles – nous ont permis cette semaine de faire quelques premiers pas vers le redressement conjoncturel, ce qui fait naître un espoir fondé en dépit de toutes les inquiétudes. En revanche, un regard jeté sur les marchés du travail rappelle le spectacle de «La Terre vaine» («Waste Land» en anglais), titre de l’un des poèmes les plus importants et les plus influents du XXe siècle dans lequel l’écrivain T.S. Eliot, titulaire du prix Nobel pour son oeuvre lyrique, traite de l’isolement de l’être humain dans les temps modernes et anticipe la Grande Dépression à venir. Sa description de l’éloignement social et de la saignée économique ainsi que sa célèbre première phrase «April is the cruellest month» (avril est le mois le plus cruel) suscitent des craintes au vu des quelque 100 millions d’emplois supprimés, contractés ou menacés par la crise depuis avril à l’échelle mondiale, ainsi qu’au regard des entreprises dont les revenus se sont effondrés.

Et ce tableau ne tient pas encore compte du fait que les chiffres du marché du travail sont souvent embellis: selon les rapports officiels du bureau américain des statistiques de l’emploi par exemple, 6,6 millions de citoyens américains au total ont quitté le marché du travail en avril, mais ceux-ci signalent qu’ils sont toujours à la recherche d’un nouvel emploi. Les économistes estiment qu’à la fin avril, 46 millions d’Américains avaient un urgent besoin de retrouver un poste.

Les données équivalentes dans l’UE s’établissent à quelque 42 millions. Les chiffres d’Asie et du reste du monde ne sont pas encore comptabilisés. Rien d’étonnant donc à ce que certains utilisent souvent la métaphore de «La Terre vaine» et tirent un parallèle avec la Grande Dépression.

Néanmoins, la comparaison est boiteuse ou «les apparences sont trompeuses», pour reprendre la formulation du dramaturge autrichien Thomas Bernhard.

2. Grande Dépression: ce qui marche mieux aujourd’hui

Les comparaisons de la crise économique actuelle avec celle des années 1930 vont bon train, dans les médias suisses également. Il est néanmoins judicieux d’étudier de plus près l’histoire de la Grande Dépression, car il devient alors évident que les différences entre ces deux crises sont bien plus nombreuses que les similitudes. La Grande Dépression a constitué une réelle «catharsis» de l’histoire économique des États-Unis, un facteur qui, à lui seul, rend une répétition improbable et permet de contester une comparaison simpliste. Une analyse plus approfondie facilite au final également la compréhension de la réaction monétaire de la Réserve fédérale (Fed) ainsi que le redressement consécutif des marchés boursiers américains et mondiaux. Jetons donc un regard dans le rétroviseur.

Les années 1920, qui ont précédé la Grande Dépression, ont été marquées par l’évolution socio-économique disparate de l’entre-deux-guerres de part et d’autre de l’Atlantique. Les conditions économiques d’alors et d’aujourd’hui diffèrent à bien des égards, presque en miroir: il y avait d’un côté le petit groupe des profiteurs de la guerre, principalement des entreprises et des spéculateurs, et de l’autre une importante maind’oeuvre défavorisée ainsi que toute une génération d’invalides de guerre. La classe moyenne ne représentait qu’une petite couche de la société. La quote-part de l’État ne s’élevait qu’à 5% aux États-Unis, contre 36% actuellement et même 47% en Europe selon le Fonds monétaire international (FMI). À l’époque, le capital financier et réel dominait le capital humain – c’est l’inverse aujourd’hui (heureusement). L’agriculture était le premier secteur économique, suivie par l’industrie, tandis que les services, la technologie et la santé ont pris le relais de nos jours. La mondialisation, qui ne s’était alors pas encore emparée de l’économie américaine, est à la fois une bénédiction et une malédiction dans la crise actuelle. En résumé, la situation dans les années 1930 était beaucoup plus instable qu’aujourd’hui sur le plan socio-économique et politique.

Cocktail explosif

Durant la période allant de 1924 à 1929, une frénésie spéculative à la hausse s’est emparée de l’économie et des marchés, et c’est en tentant de l’enrayer que les responsables politiques ont pris des mesures catastrophiques, qui ont finalement conduit à la Grande Dépression. Ils ont décidé d’augmenter fortement les impôts de toutes les classes de revenus, faisant par exemple passer le taux supérieur de l’impôt sur le revenu de 25 à 63%. Parallèlement, ils ont voulu renforcer le pouvoir d’achat des particuliers afin de diversifier l’économie. À cette fin, ils ont relevé la plupart des salaires minimaux. Toutefois, au lieu de stimuler la consommation privée, cette mesure a surtout fait chuter les bénéfices des entreprises et augmenter le nombre de licenciements. Et la politique monétaire, qui n’était pas encore indépendante, a soutenu cette stratégie d’enrayement de la hausse spéculative en réduisant de 30% la masse monétaire. Les réserves minimales obligatoires des banques ont doublé en l’espace d’un an. Ce cocktail explosif a paralysé la quasi-totalité de l’offre de crédit. Il a mis les entreprises dans une situation précaire et étranglé les marchés boursiers et immobiliers. Entre septembre 1929 et juillet 1932, le Dow Jones Industrial Index a baissé d’un niveau de 381 à seulement 41 points, soit une perte de 89% correspondant à quelque 75% de la performance économique américaine d’alors. La chute des cours des actions a entraîné celle des prix des matières premières et des produits agricoles. Et la grande sécheresse amorcée en été 1930 a finalement précipité la faillite de dizaines de milliers d’agriculteurs.

Bien loin de diversifier l’économie et de renforcer le pouvoir d’achat des consommateurs, cette politique malavisée a fait sombrer un nombre incalculable d’entreprises. Le chômage a explosé, atteignant quelque 25% sur l’ensemble du marché de l’emploi américain et même 37% dans l’industrie. Le salaire hebdomadaire moyen des travailleurs a chuté de 25 à 16 dollars.

Des structures stables au lieu de soupes populaires

Jusqu’en 1933, près de 11 000 banques – soit 44% des établissements bancaires des États-Unis – ont fait faillite! Le 6 mars 1933, le président Roosevelt s’est vu contraint de promulguer une loi d’urgence (Emergency Banking Act) pour fermer toutes les banques du pays. Et si les rescapées ont pu rouvrir leurs portes quatre jours plus tard déjà, près de 20% des dépôts bancaires se sont volatilisés. Il n’y a eu compensation pour les épargnants tout comme il n’y a eu aucune allocation de chômage. À la place des soupes populaires de l’époque, tous les pays industrialisés assurent aujourd’hui la poursuite du paiement des salaires, des prêts immédiats et des recapitalisations à hauteur de plus de 10% du PIB dans certains cas. À l’époque, une politique économique et monétaire bien intentionnée mais totalement défaillante a conduit à la catastrophe, et à grande vitesse. Mais la politique actuelle opère à l’opposé: elle prend en charge une grande partie des coûts de l’immobilisation économique et met tout en oeuvre pour surmonter la crise au plus vite.

Ce n’est pas un hasard si la Grande Dépression outre-Atlantique a été suivie quelque temps plus tard par la plus grande catastrophe du siècle dernier.

Traumatisés par le fait que leur propre politique monétaire ait été en partie responsable de la dépression la plus profonde de leur histoire, les Américains ont repensé le rôle de la Réserve fédérale, lui conférant également une indépendance politique justifiée. Depuis lors, la Fed a la double obligation de garantir i) la stabilité de la monnaie et ii) celle de l’emploi. Elle se distingue ainsi de la Banque centrale européenne (BCE), laquelle vise exclusivement à maintenir la stabilité des prix après l’expérience tout aussi traumatisante de l’hyperinflation allemande. J’espère que cette rétrospective historique permet de voir plus clairement le contraste entre les similitudes initiales des crises d’alors et d’aujourd’hui (licenciements massifs, effondrement des bénéfices et des recettes fiscales) et leurs profondes différences:

  1. Aujourd’hui, politique économique et politique monétaire constituent un «tout». Elles soutiennent le cycle vital du crédit et des liquidités par des baisses de taux d’intérêt et des paiements de transfert très similaires à la monnaie hélicoptère. À l’époque, la réduction de la masse monétaire, les relèvements des taux d’intérêt et les augmentations d’impôts ont freiné ce cycle.
  2. Actuellement, nous n’assistons pas à un resserrement mais à une marée de crédits, tandis que le secteur financier est sain et opérationnel. Rien qu’au mois d’avril 2020, les entreprises notées investment grade ont émis deux fois plus d’obligations qu’en avril 2019, un record historique.
  3. Après la crise, les ménages privés disposeront d’une épargne supérieure à ce qu’ils possédaient avant. À noter que celle-ci n’est pas prise en compte dans les comparaisons concernant la chute du produit intérieur brut (PIB), car ce dernier ne mesure que la demande, non l’augmentation de l’épargne.
  4. La plupart des nouveaux chômeurs s’attendent à retrouver un emploi dans un avenir proche, ce qui n’était pas le cas lors de la Grande Dépression. À l’époque, le taux de suicides aux États-Unis a atteint un niveau jamais enregistré auparavant: plus de 40'000 Américains se sont donné la mort rien qu’en 1932 et en 1933.
  5. Selon les estimations des analystes, plus de 70% des entreprises du S&P 500 sont actuellement en bonne santé opérationnelle au regard de leur capitalisation boursière (mais malheureusement pas au regard des emplois affectés), car ce sont aujourd’hui des secteurs tels que la technologie, la santé et la finance qui représentent la majeure partie de la capacité bénéficiaire et de la capitalisation boursière. C’est d’ailleurs également pour cette raison que le redressement affiché par le S&P 500 depuis le 23 mars n’est absolument pas attribuable à une «euphorie irrationnelle», comme d’aucuns l’insinuent parfois.
3. Lueurs d’espoir: ce qui attend les Suisses

À l’issue du confinement, un ménage privé suisse moyen devrait posséder quelque 2000 francs d’épargne en plus, un chiffre que mes collègues Claude Maurer et Franziska Fischer ont estimé sur la base des calculs ci-après publiés dans une étude1 qui mérite d’être lue:

  • La perte de revenus des ménages privés due au chômage intégral ou partiel s’élève au total à 15,3 milliards de francs.
  • En contrepartie, les transferts de paiement de l’État se chiffrent à 11,6 milliards de francs.
  • La baisse des dépenses, qui représente une épargne forcée (annulations de vacances par exemple), a permis de constituer des réserves supplémentaires de liquidités de quelque 12 milliards de francs.
  • Cela donne un solde positif d’épargne contrainte d’environ 8,3 milliards de francs.
  • Au final, chaque ménage helvétique devrait disposer ainsi d’économies supplémentaires forcées d’un montant approximatif de 2000 francs.

Reste à savoir si cette épargne sera dépensée. C’est fort probable d’après les auteurs de l’étude, mais lentement et pas en intégralité. Une enquête menée par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) met en évidence un léger regain de confiance: la plupart des sondés se disent nettement moins pessimistes pour leurs propres perspectives d’emploi qu’à l’égard du marché du travail en général. Dans l’UE et aux États-Unis également, deux tiers environ des chômeurs pensent pouvoir retrouver un poste au cours des six prochains mois.

Dans ce contexte, si deux tiers de l’épargne forcée étaient dépensés au second semestre par exemple, cela correspondrait à une demande supplémentaire de quelque 5,5 milliards de francs, une lueur d’espoir.

Aux États-Unis également, les dépôts bancaires liquides ont atteint en avril le volume le plus élevé de leur histoire, à savoir 15'900 milliards de dollars. Ce montant représente plus de 80% de la performance économique américaine de cette année. Il fait passer toute comparaison avec la Grande Dépression pour une distorsion de la réalité sociale de l’époque.

4. Décisions récentes du Comité de placement du Credit Suisse

Le redressement enregistré par la bourse depuis le 23 mars est dynamique mais porté par un volume d’échanges nettement plus faible, un facteur qui s’oppose à l’hypothèse selon laquelle le marché serait «survendu». Cette évolution laisse penser au contraire que les revers restent plutôt de courte durée, parce que la demande de placements refoulée pendant la crise y est plus forte que la prise spéculative de bénéfices. C’est pourquoi nous conservons les titres qui performent bien, maintenons la surpondération des actions et gérons leurs risques au moyen d’une sélection judicieuse et d’une diversification équilibrée. Parallèlement, nous observons très attentivement comment les marchés anticipent la probable détérioration des fondamentaux économiques ainsi qu’un possible deuxième train de mesures budgétaires aux États-Unis, en Chine et en Europe.

Au vu de l’important soutien apporté par la politique monétaire aux obligations investment grade et de leurs primes de risques toujours attractives, nous optons en outre pour une surpondération de cette classe d’actifs.

Sur ce, je prends congé de vous pour une semaine. En raison de la fête l’Ascension, la prochaine lettre d’information paraîtra le vendredi 29 mai.

 

1 Si vous vous intéressez à des études du Credit Suisse telles que celle-ci, veuillez vous adresser à votre conseiller. Il se fera un plaisir de vous aider.

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