L’imminent désastre énergétique de l’Europe

Jean Pisani-Ferry, Bruegel

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Huit mois après l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne reste tristement divisée sur sa politique énergétique.

© Keystone

Lors de leur dernier sommet les 20 et 21 octobre, les dirigeants ds Etats membres ont passé de longues heures à se disputer. Pour finir, ils ont publié un communiqué officiel reconnaissant simplement que «face à la militarisation de l’énergie par la Russie, l’Union européenne restera unie pour protéger ses citoyens et ses entreprises et prendra d’urgence les mesures nécessaires». Mais la seule décision significative à laquelle ils soient parvenus est d’intensifier les achats communs de gaz – et encore, en assortissant cette mesure de réserves rédhibitoires.

Les divergences politiques en Europe ne sont pas rares. Mais lorsque le COVID-19 a frappé, il n’a pas fallu plus de trois mois à la France et à l’Allemagne pour élaborer une proposition commune de sauvetage et de relance. Deux mois supplémentaires ont suffi aux États membres pour se mettre d’accord sur le système d’emprunt européen commun correspondant. Et lorsque les vaccins sont arrivés, il n’y a eu pratiquement aucune discussion sur la question de savoir s’il fallait les acheter en commun et les distribuer de manière équitable, en fonction de la population.

Dans la crise actuelle, les divergences ne concernent pas seulement les déclarations publiques et les réponses possibles. Les données révèlent des différences économiques massives entre les États membres de l’UE. En septembre, l’inflation en glissement annuel variait de 6,2% en France à 24,1% en Estonie. Nonobstant les variations dans les mix énergétiques nationaux et dans la part de l’énergie dans la consommation totale, ces différences reflètent principalement des réactions politiques nationales divergentes.

En annonçant récemment une enveloppe de 200 milliards d’euros pour soutenir les ménages et les entreprises nationales, l’Allemagne a choqué ses partenaires. Beaucoup y voient un saut dans une course aux subventions que seuls les Allemands peuvent gagner. Ces observateurs n’ont pas tort: cette politique envoie le mauvais signal au mauvais moment, car elle met en évidence l’absence de stratégie commune.

L’Allemagne n’est pas seule, bien sûr. Selon ma collègue de Bruegel, Simone Tagliapietra, les gouvernements de l’UE ont alloué la somme stupéfiante de 576 milliards d’euros à la protection des ménages et des entreprises face aux prix élevés de l’énergie au cours de l’année écoulée. Les niveaux de subvention vont toutefois de moins de 1% du PIB en Suède et en Estonie à plus de 7% en Grèce et en Allemagne. Comme dans les années 1970, les réponses politiques des gouvernements européens sont très éloignées les unes des autres, reflétant simultanément des structures fiscales différentes, des philosophies différentes et des contraintes politico-économiques différentes.

Si la plupart des régimes fiscaux combinent des réductions générales des taxes sur l’énergie ou des taxes sur la valeur ajoutée et des transferts ciblés, les proportions varient considérablement. Et si la plupart des États membres ont adopté des mesures de contrôle des prix, seuls quelques-uns ont mis en place des systèmes de tarification duale, en vertu desquels une certaine quantité d’énergie est disponible à un prix administré, le prix de marché s’appliquant à toute consommation supérieure. Il en résulte une incohérence. Selon le Fonds monétaire international, la répercussion des prix de gros sur les prix de détail du gaz, à la fin du printemps, variait de moins de 10% à plus de 40%.

La France et l’Allemagne incarnent cette incapacité à s’entendre sur un régime commun. En septembre, la France annonçait une politique visant à limiter l’augmentation des prix du gaz et de l’électricité pour les ménages et les petites entreprises à 15% en 2023, et il y a quelques jours, le gouvernement a annoncé un ensemble de mesures relativement moins protectrices, mais tout de même importantes, pour les entreprises. En revanche, la Commission allemande du gaz vient de proposer qu’à partir de mars 2023, l’accès à l’énergie subventionnée soit limité à 80% de la consommation passée d’un ménage (un dispositif similaire s’appliquerait aux entreprises).

La France et l’Allemagne sont également en désaccord sur la conception de plafonds pour les prix de gros du gaz. Alors que la France soutient le «schéma ibérique», dans lequel le gouvernement fixe un plafond au prix du gaz utilisé pour la production d’électricité, l’Allemagne s’y oppose, à la fois parce qu’il rendrait le gaz plus cher pour les industriels et parce qu’il ferait des gagnants et des perdants parmi les États membres.

Ces réponses disparates méritent d’être critiquées non pas pour une question de principe, mais parce qu’elles sont manifestement inappropriées face à un choc commun. En l’espace de quelques mois seulement, l’UE a perdu l’accès à un fournisseur qui représentait auparavant environ 40% de ses importations totales de gaz. Étant donné qu’il existe un marché européen du gaz à peu près unifié, mais pas un marché mondial, trouver des substituts au gaz russe est un défi commun pour les Européens. Lorsqu’ils agissent individuellement, les pays européens puisent en fait dans deux réservoirs communs: le premier, parce que l’incapacité à réduire suffisamment la demande contribue à la hausse des prix du gaz pour tous ; le second, parce qu’il existe un ensemble limité de fournisseurs externes alternatifs auxquels les pays peuvent individuellement faire appel.

En général, les interdépendances du côté de la demande et du financement au sein de l’UE ou de la zone euro éclipsent les interdépendances du côté de l’offre. Bien que les politiques structurelles telles que les réformes des marchés du travail et des produits aient des effets transfrontaliers, ceux-ci ont tendance à être relativement faibles et à évoluer lentement. Mais cette fois-ci, c’est différent: les prix du gaz et de l’électricité sont devenus les canaux dominants par lesquels les décisions d’un État membre affectent les autres, et ces effets sont amplifiés par la réponse de la Banque centrale européenne aux pressions inflationnistes croissantes.

L’incapacité à définir des orientations communes pour les politiques énergétiques nationales est donc extrêmement coûteuse. Comme le montrent Tagliapietra et ses co-auteurs dans une analyse récente, les gains d’une réduction coordonnée de la demande seraient importants. En revanche, le «nationalisme énergétique» risque d’augmenter encore plus les prix du gaz et de l’électricité, aggravant ainsi la récession.

Le compromis n’est pas hors de portée. Lors du sommet d’octobre, le Conseil européen a fait quelques progrès en direction d’un système qui combinerait des options basées sur les prix et sur la réglementation. L’Allemagne pourrait encore reconnaître que la volatilité excessive des prix est nuisible, et la France pourrait admettre que les incitations à réduire la consommation ont leur importance.

Mais la défiance est omniprésente et, à mesure que le temps passe et que la situation économique se détériore, la fenêtre pour un accord se referme. Bien que les stocks de gaz soient pleins et qu’une météo particulièrement clémente ait fait baisser les prix, le problème n’a pas disparu. Le risque que l’embargo sur le gaz russe provoque des divisions profondes et de plus en plus ancrées au sein de l’UE reste très sérieux. L’incapacité à mettre en place une action conjointe enverrait un signal désastreux.

 

Copyright: Project Syndicate, 2022.

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