La politique économique européenne se transforme et s’adapte aux circonstances actuelles.
Le renard arctique, le phoque moine de Méditerranée et la baleine noire de l'Atlantique Nord comptent parmi les espèces les plus menacées du continent européen. Et si les discussions économiques devaient garder leur trajectoire actuelle, une autre espèce pourrait bien venir s’ajouter à la liste: les faucons fiscaux du Nord. Un développement qui devrait réjouir même les investisseurs les plus soucieux de protéger la biodiversité, car il signalerait les débuts d’une nouvelle phase de croissance européenne. Ces mêmes investisseurs devraient également garder un œil sur les élections allemandes du 26 septembre prochain pour évaluer la vitesse à laquelle les changements pourraient arriver.
Suite aux leçons de la dernière crise financière, la principale réponse économique de l’Europe à la crise actuelle a été de donner de l’argent aux gens, d’inonder les marchés financiers de liquidités et de poursuivre cette stratégie jusqu’à ce que la reprise soit pleinement lancée. En 2011, la Banque centrale européenne avait relevé ses taux d’intérêts de manière prématurée, et elle veut absolument éviter de refaire la même erreur maintenant. Soucieux d’esquiver le débat toxique entre «croissance» et «austérité», qui a bien failli faire capoter tout le projet européen, les gouvernements ont suspendu toutes limites fiscales jusqu’à l’année prochaine.
Mais que va-t-il se passer l’année prochaine, si les variants du COVID restent sous contrôle et que la reprise se révèle durable? Quels sont les principes qui guideront alors les processus décisionnels? Les décisions relatives aux dépenses et aux emprunts sont au cœur des débats économiques de chaque pays et, au risque de l’oublier, l’Union européenne est composée de 27 pays distincts (même sans le Royaume-Uni). Et 19 d’entre eux ont accepté de partager une même monnaie, ce qui appelle une plus grande confiance et une intégration bien plus poussée.
A l’heure actuelle, tous les pays de l’UE sont soumis aux critères du pacte de stabilité et de croissance (PSC) qui, dans des circonstances normales, limite les déficits des Etats à moins de 3% du PIB national et leur dette publique à 60%. Tout club a bien évidemment besoin de règles. Mais les politiciens et les économistes européens sont en train de se rendre compte que le PSC se base sur de mauvais postulats, ou tout du moins sur des concepts économiques aujourd’hui dépassés.
Sur les quatre dernières décennies, la croissance mondiale, l’inflation et les taux d’intérêt n’ont jamais cessé de baisser. La mondialisation a coupé court à la hausse des salaires alors que des millions de nouveaux travailleurs ont rejoint le réservoir mondial de main d’œuvre. La technologie a permis de baisser les coûts en transformant les processus commerciaux et informatiques. Et les tendances démographiques signalent un vieillissement et un ralentissement des pays les plus riches. L’Europe, qui compte aujourd’hui 7% de la population mondiale, verra sa part diminuer à 4% d’ici la fin du siècle; le nombre d’Européens âgés de plus de 80 ans devrait en revanche doubler et compter ainsi pour 11% de la population totale du continent d’ici 2050.
Ces tendances structurelles devraient contribuer à garder les taux à des niveaux bas pendant encore quelques décennies. Elles permettront également aux gouvernements de continuer d’emprunter, défiant les proportions définies comme raisonnables par les pays européens il y a trente ans, au moment d’établir les règles de l’intégration. Mais surtout, ces tendances justifient le besoin des gouvernements de dépenser afin de soutenir la demande globale et d’une politique monétaire qui permette à la reprise de se poursuivre. La BCE parle ici de «cible d’inflation symétrique de 2%».
Les règles budgétaires actuelles posent donc problème. La lutte contre la pandémie a porté le niveau global des dettes européennes bien au-delà des 100% de PIB. La Grèce, l’Italie, le Portugal, la France et l’Espagne dépassent les 115%, et même l’Allemagne monte jusqu’à 71%. Toute mesure pour ramener les niveaux à 60% pèsera sur la croissance et viendra siphonner des ressources que les Européens destinent plutôt à la lutte contre le changement climatique et la transition numérique.
L’organisme de surveillance budgétaire européen lui-même a remis en question les limitations posées par le PSC, et les ministres des finances de l’UE ont proposé la semaine dernière d’ouvrir le débat sur une plus grande flexibilité budgétaire. Une proposition qui a rapidement provoqué les protestations, sous forme de lettre ouverte, de huit pays dont les Pays Bas, l’Autriche, la Finlande et le Danemark. Si ces derniers se sont prononcés contre un assouplissement du cadre actuel, ils ont en revanche reconnu que le débat était ouvert et qu’une réforme paraissait désormais inévitable.
Plus surprenant encore, l’Allemagne – le plus grand faucon de tous – n’a pas signé cette lettre. Les sondages à la veille des élections fédérales ouvrent la voie à de nombreuses possibilités dans le cadre d’un probable gouvernement de coalition, mais une consolidation budgétaire rapide paraît peu probable. Les socio-démocrates, actuellement en tête des sondages, et les chrétiens-démocrates d’Angela Merkel soutiennent tous deux le maintien du «frein à l’endettement» prévu dans leur Constitution. Dans le même temps, ils préconisent une augmentation des investissements publics qui exclurait les dépenses courantes. Les libéraux-démocrates eux, favorables aux entreprises, veulent un remboursement rapide de la dette alors que les Verts, plus populaires, appellent à une réforme de la loi sur l’endettement.
Les investisseurs qui ont acheté les obligations à sept ans émises par l’UE la semaine dernière seront particulièrement attentifs à toute réforme qui pourrait en affecter le remboursement. A voir la taille des carnets de commandes cependant, les marchés semblent à l’aise avec une orientation politique qui favorise les investissements et la croissance.
Comme pour toute espèce en voie de disparition, les faucons pourraient encore se mobiliser et faire dérailler le débat sur un assouplissement des règles budgétaires. Mais, et à moins d’une surprise qui pourrait bloquer de manière durable les négociations de coalition en Allemagne, le continent est en train d’apprendre à définir des politiques économiques adaptées aux circonstances actuelles.