Japon: une nouvelle ère monétaire se profile

Bruno Cavalier, ODDO BHF

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L’économie nipponne semble sur la voie de revenir vers un régime normal défini par des anticipations d’inflation à 2% à moyen terme.

Confronté à une déflation chronique dans les années 2000, le Japon a expérimenté avant tout le monde des mesures monétaires inédites: taux zéro, QE, contrôle de la courbe des taux. Aujourd’hui, à rebours de l’Europe ou des Etats-Unis, le Japon n’a toujours pas durci sa politique monétaire malgré le redressement de l’inflation. Par suite, la Banque du Japon doit intervenir (ou menacer d’intervenir) pour contrer la pression qui pousse les taux longs à la hausse et la devise à la baisse. Cette position n’est pas tenable. Le yen servant traditionnellement à financer des carry trades, un changement de pied de la BoJ pourrait avoir des réverbérations sur les flux de capitaux internationaux.

Des taux trop bas depuis trop longtemps?

Le Japon a longtemps été à la pointe de l’innovation monétaire puisqu’il a tout essayé avant tout le monde pour sortir de la trappe déflationniste où l’avait plongé l’éclatement de bulles de prix d’actifs (bourse, immobilier). C’est à la fin des années 1990 que le niveau général des prix a commencé à baisser, cette tendance se poursuivant pendant plus de dix ans. La BoJ avait mis ses taux directeurs à zéro, mais comme cela ne suffisait pas à raviver les anticipations d’inflation, elle s’est alors lancée dans une politique d’achats d’actifs à grande échelle (QE). En 2002, un gouverneur de la Fed alors peu connu, Ben Bernanke, y voyait d’ailleurs un outil puissant pour combattre la déflation. Son discours du 21 novembre 2002 (Deflation - making sure «it» doesn’t happen here) a d’ailleurs fait date. Quelques années plus tard, devenu président de la Fed, Ben Bernanke allait aussi mettre en œuvre une politique de QE aux Etats-Unis pour contrer les forces déflationnistes résultant de la crise financière mondiale de 2008. Le QE est désormais un outil standard pour toute banque centrale confrontée à un stress de marchés.

En 2012, dans le cadre du plan de relance connu sous le nom d’Abenomics, la BoJ a encore accentué ses achats d’actifs. Son bilan représentait alors 30% du PIB, c’est désormais 130%. En 2016, elle a mis son taux directeur en territoire négatif, puis a de nouveau innové en fixant une cible pour le taux à dix ans (0%). Cette stratégie de contrôle de la courbe des taux (YCC) suppose que la BoJ intervienne pour aligner le taux de marché sur la cible. La déviation tolérée était d‘abord étroite (±0,1%), avant d’être élargie en juillet 2018 (±0,2%) et en décembre 2022 (±0,5%). En juillet 2023, la BoJ a indiqué que le plafond serait considéré avec flexibilité, déplaçant de fait la limite supérieure entre 0,5% et 1%.

L’accumulation de différentes mesures au fil du temps rend la normalisation complexe, justifiant la prudence actuelle de la BoJ.

Après ce rapide survol de vingt-cinq ans d’initiatives monétaires en tout genre, il est patent que le cadre opératoire de la BoJ est devenu très complexe et que son efficacité est mise en doute. La BoJ détient environ 80% du stock de JGB à dix ans, ce qui limite ses marges d’intervention et rend difficile de contrôler la courbe comme annoncé. De fait, les taux longs japonais sont plus proches de 1% que de la cible de 0%.

Le résultat de toutes ces mesures continue d’être discuté. Les prix ont certes cessé de baisser en 2012, mais jusqu’à la pandémie leur redressement était très lent. De 2013 à 2019, le taux d’inflation était en moyenne de 0,8% par an (0,5% si on redresse du choc de TVA de 2014), bien inférieur à l’objectif de 2% à moyen terme. Depuis deux ans, le Japon a subi les pressions inflationnistes mondiales. La hausse des prix a dépassé 4% sur un an à son pic en janvier, avant de redescendre vers 3%. Cela s’accompagne d’un redressement des salaires de base.

A première vue, le réglage monétaire ne paraît plus adapté. Toutefois, pour le nouveau gouverneur de la BoJ intronisé en avril 2023, Kazuo Ueda, il est prématuré d’affirmer que le Japon a déjà retrouvé un régime normal d’inflation. Cette prudence a plusieurs sources. Primo, le choc d’inflation est moindre qu’ailleurs. Depuis le début 2021, le CPI japonais a augmenté d’environ 6 points, contre plus de 17 aux Etats-Unis et en zone euro. Secundo, la BoJ a déjà fait l’erreur par le passé de croire à tort qu’elle avait résolu le problème de l’inflation (2006-08, 2013-14). Elle veut éviter de surréagir à un emballement des prix dû avant tout à des facteurs exogènes et réversibles. Enfin, la BoJ fait face à des arbitrages d’objectifs entre les taux négatifs, le QE, le ciblage des taux longs et la surveillance du yen. Cela rend improbable un virage radical comme celui opéré par la Fed ou la BCE en 2022.

Ces derniers mois, la BoJ a posé quelques jalons en vue d’une normalisation future de la politique monétaire, mais elle reste assez opaque tant sur le calendrier que sur la séquence. Une première difficulté tient à l’imbrication des différents outils monétaires. L’expansion du bilan de la BoJ a entraîné une hausse des réserves excédentaires des banques. Tant que les taux directeurs sont bas, cela ne pèse pas sur les comptes de la banque centrale. Il y a par contre des pertes si les taux courts montent vite, comme en atteste le cas de la Fed et de la BCE.

Se pose donc la question de savoir si la BoJ ne doit pas réduire son bilan avant de sortir de la NIRP (taux négatifs). La flexibilité introduite dans la stratégie de YCC semble un pas dans cette direction. Cela impliquerait que la BoJ pourrait garder encore longtemps un taux directeur au plancher, ce qui n’est pas sans conséquence pour l’évolution de la devise.

Une autre difficulté tient au marché des changes. La BoJ n’a pas un objectif explicite de change, mais c’est un paramètre important de ses projections d’inflation. Le Ministère des finances y est aussi très attentif. Depuis début 2022, le yen s’est déprécié d’environ 25% vis-à-vis du dollar. Le seuil de 150Y/$ récemment testé n’avait pas été franchi depuis le début des années 1990. Il est souvent vu comme la ligne rouge susceptible de provoquer une intervention.

La devise japonaise est inférieure d’un tiers à sa parité de pouvoir d’achat. Cette déviation considérable est due surtout au différentiel de taux d’intérêt avec la Fed. Les autorités japonaises n’y peuvent pas grand-chose par elles-mêmes. Janet Yellen, secrétaire du Trésor américain, a dit récemment qu’elle comprendrait des interventions ponctuelles visant à calmer des excès de volatilité, mais cela ne présage pas une action coordonnée sur le marché des changes. A elle seule, la faiblesse du yen n’est pas une raison suffisante pour précipiter la normalisation de la politique monétaire, mais elle complique assurément la donne.

Un troisième problème concerne la stabilité financière. La faiblesse des taux japonais et la dépréciation du yen encouragent les opérations de carry trade consistant à emprunter en yen pour investir dans des actifs libellés en devise à plus haut rendement. Par le passé, le débouclement de ces stratégies a parfois provoqué des réactions excessives du change, au printemps 2006 (hausse du yen de 5%), à l’automne 2007 (hausse de 7%) ou au début de 2016 (hausse de 3%). Cela peut aussi modifier les conditions financières dans le reste du monde. Il est difficile de mesurer précisément les carry trades mais une approximation est donnée par les positions entre les branches japonaises et domestiques des banques étrangères. Ce montant est en hausse marquée depuis deux ans. Il reste toutefois en retrait des records passés. Le risque de déstabilisation existe mais il semble à première vue moindre qu’avant la dernière crise financière mondiale.

En résumé, après deux décennies de déflation ou d’inflation très faible, le Japon semble sur la voie de revenir vers un régime normal défini par des anticipations d’inflation à 2% à moyen terme. Dans ces conditions, il ne sera plus justifié de prolonger la politique monétaire ultra-expansionniste. L’accumulation de différentes mesures au fil du temps rend la normalisation complexe, justifiant la prudence actuelle de la BoJ. Ces derniers mois, la stratégie de YCC a déjà été assouplie, non dans ses objectifs, mais dans sa mise en œuvre. La guidance de la BoJ sera sans doute ajustée bientôt, peut-être à la réunion du 31 octobre, en lien avec la révision des perspectives d’inflation. Plus avant en 2024, il faut s’attendre à des modifications touchant le ciblage des taux longs, les achats d’actifs, et à terme, les taux directeurs.

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