Inflation ou déflation?

Yves Bonzon, Julius Baer

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L’inflation pourrait augmenter si les efforts des gouvernements des pays du G7 pour atteindre un PIB nominal portent leurs fruits.

NOTRE VISION DE LA RÉPONSE POLITIQUE REQUISE 

Cette semaine, je pense qu’il est utile de commencer par résumer notre vision de la nature unique de la récession actuelle, des mécanismes qu’elle met en mouvement dans l’économie, et de la réponse politique idéale que les autorités devraient fournir pour réduire au minimum le coût de cette crise pour toutes les parties prenantes dans la société. Nous sommes confrontés à la première récession de l’ère moderne causée par un facteur externe, plus précisément par la fermeture partielle des économies des principaux pays acteurs de l’économie mondiale en réponse à la menace de propagation du coronavirus. Cette baisse massive et soudaine de l’activité est répartie de manière inégale dans l’économie. Certaines entreprises sont peu ou très marginalement impactées, tandis que d’autres voient même leurs recettes augmenter sous l’effet de la crise (comme le commerce en ligne). En revanche, certains secteurs (tels que le tourisme, l’hôtellerie ou la restauration) subissent une baisse significative, voire une disparition complète de leurs revenus. La durée des fermetures et des mesures de confinement, et surtout le rythme auquel il sera possible de rouvrir les activités, sont autant d’interrogations, sans compter les possibles faux départs en cas de seconde vague de contaminations. Les pertes de revenus dans le secteur privé sont compensées de façon inégale.

La situation est variable d’un pays à l’autre. Dans les économies développées, les salariés bénéficient toutefois généralement de systèmes de chômage efficaces. La situation est moins favorable pour les travailleurs indépendants, dont les revenus sont désormais nuls ou réduits à peau de chagrin. Pour les petites et moyennes entreprises (PME), des systèmes de prêts relais ont été rapidement et efficacement mis en place. Ces prêts ne peuvent toutefois constituer qu’une solution à court terme. En effet, si les entreprises qui y ont eu recours doivent les rembourser, elles se trouveront durablement handicapées au moment où l’économie tentera de repartir. En outre, plus les fermetures seront longues, plus les faillites seront nombreuses parmi les petites, moyennes et même les grandes entreprises. Le tissu économique des divers pays sera alors endommagé de façon permanente, en particulier en Europe, où les prêts non remboursés entraînent une déclaration de cessation de paiements qui vous suit tout le reste de votre vie. Ce système est en contraste total avec les États-Unis par exemple, où le créancier peut annuler le montant dû, ce qui permet à l’emprunteur de redémarrer. Ces différences essentielles dans la législation sur la faillite ont une incidence majeure sur la capacité à résoudre les crises de crédit dans les différents pays. Il est dès lors essentiel d’éviter que des entreprises qui seraient parfaitement viables en temps normal soient forcées à la faillite et liquidées en raison des mesures gouvernementales prises pour protéger le système de santé.

Contrairement à la Grande crise financière de 2007/2008, la crise actuelle requiert indubitablement des mesures monétaires, mais aussi et surtout un soutien fiscal et budgétaire. La crise de l’économie réelle ne peut pas être résolue efficacement en forçant des transferts entre acteurs privés. Le choc du coronavirus a provoqué une perte financière inévitable pour l’ensemble de la population mondiale. L’objectif des gouvernements doit être de la réduire au minimum et d’en répartir le coût équitablement au sein de leur société. Pour atteindre ce double objectif de réduction au minimum et de distribution équitable, des transferts de l’État vers le secteur privé sont indispensables. Ces transferts augmenteront temporairement les déficits publics, mais l’alternative – la dépression et la déflation – est largement pire et toxique pour la démocratie et pour les valeurs incarnées par la civilisation occidentale. Ces déficits provisoires devront éventuellement être financés en partie par des hausses d’impôt, mais aussi largement par l’emprunt, et surtout par une monétarisation partielle. L’objectif est de réduire autant que possible la chute du produit intérieur brut (PIB) et d’en aplanir la baisse, comme nous cherchons à le faire pour la courbe de la pandémie, mais en sens inverse. Pour la petite histoire, précisons que dans notre actuelle économie mondialisée, le sort de chaque pays dépend également de la capacité des autres à relancer leurs économies respectives.

LE RATIO DETTE/PIB EST UN CONCEPT TROMPEUR

Le concept du ratio dette/PIB souffre de divers problèmes et freine artificiellement, et pour des raisons fallacieuses, une approche macroéconomique très efficace. Rappelons tout d’abord que l’objectif de la politique économique est d’accroître au maximum le bien-être de tous les citoyens. Cet exercice de maximisation et de distribution doit être accompli avec des ressources limitées et en tenant compte des contraintes supplémentaires que nous imposent notre environnement et notre planète. De plus, il n’existe aucun système monétaire parfait. L’étalon-or a artificiellement limité la quantité de monnaie en circulation, freinant ainsi l’une des variables qui permet d’optimiser la production et la distribution de biens et de services dans la société. Avec le recul, l’expérience de la monnaie fiduciaire a été considérée, sur le plan financier, comme un énorme bond en avant dans l’histoire humaine. Pour être clair, on ne peut bien sûr pas assurer la prospérité simplement en imprimant des billets. À un moment donné, une surabondance d’argent pourrait produire une inflation excessive, voire galopante. Une approche symétrique de la question monétaire s’impose néanmoins. La déflation est au moins aussi néfaste pour le tissu social qu’une inflation hors de contrôle. Alors que les risques penchent clairement bien plus vers la déflation que vers l’inflation, imposer des contraintes artificielles en matière de politique au nom d’un ratio comparant un stock (dette) à un flux (PIB) serait pour le moins contre-productif et en réalité très dangereux. À l’origine, la comptabilité d’entreprise a été inventée pour des besoins de taxation et d’analyse à des fins d’obtention de prêts bancaires et nous savons qu’il s’agit d’un outil rudimentaire dans un contexte d’investissement. Pourtant, la comptabilité publique est encore plus archaïque. Qui irait prêter de l’argent en considérant uniquement les passifs, sans même jeter un coup d’oeil aux actifs? Qui irait prêter de l’argent sans tenir compte de la capacité de l’emprunteur à assurer le service de sa dette? Pour un pays, c’est précisément cette capacité qui compte et non sa capacité à rembourser sa dette. C’est encore plus vrai lorsqu’on imprime la monnaie dans laquelle on emprunte. Cela explique que dans le cas d’un choc externe, comme une catastrophe naturelle ou la pandémie actuelle, un certain degré de monétisation des coûts engendrés pour réparer les dégâts représente la réponse politique optimale pour le bien supérieur de la société, et ce à travers toutes les tranches de revenus et de fortune. 

La question du partage du gâteau économique est essentielle, mais encore faudrait-il éviter une contraction déflationniste de ce gâteau par le fait de théories économiques asymétriques aussi axiomatiques fussent-elles. L’évolution de l’économie japonaise au cours des 30 dernières années est un bon exemple à cet égard. 

Les mesures des banques centrales sont concentrées dans quelques mains … 

Les mesures d’urgence prises par les banques centrales ont porté leurs fruits, ce qui a permis à l’indice de volatilité VIX de repasser sous la barre critique des 40%. La stabilité financière semble garantie, pour autant que l’économie puisse au final être relancée. L’avantage des mesures monétaires réside dans le fait qu’elles sont prises par un petit groupe de personnes au sein d’un nombre restreint de banques centrales – la Réserve fédérale aux États-Unis, la Banque centrale européenne et la Banque du Japon, plus une ou deux autres. Il est dès lors possible d’agir rapidement et efficacement. Aux États-Unis, nous avons en fait déjà assisté à une fusion virtuelle du Ministère des finances et de la banque centrale, un grand nombre de mesures annoncées par la Réserve fédérale étant mises en oeuvre pour le compte du Ministère des finances. La théorie monétaire moderne (MMT) est déjà appliquée. 

… mais les mesures fiscales sont plus difficiles à faire passer 

La question des mesures de relance budgétaire et fiscale est beaucoup plus compliquée. Dans l’état actuel des choses, les décisions sont prises par des politiciens élus qui doivent prendre les décisions requises alors qu’ils sont soumis à de multiples contraintes institutionnelles et administratives. Par ailleurs, leur capacité à financer les déficits requis varie considérablement en fonction de leur capacité à emprunter dans leur propre monnaie et à imprimer (ne serait-ce qu’en partie) l’argent nécessaire. Les situations varient dès lors considérablement d’un pays à l’autre. Pour être clair, un gouvernement ne doit pas seulement comprendre l’étendue et la nature des mesures fiscales requises, mais aussi être capable de faire passer et d’appliquer ces mesures tout en assurant leur financement et leur monétisation. Il n’est dès lors pas étonnant que les mesures annoncées et adoptées durant cette phase varient grandement d’un pays à l’autre. Nous sommes particulièrement inquiets pour les pays de la zone euro (à l’exception de l’Allemagne) et les pays émergents (à l’exception de la Chine). Pendant les deux premières phases de la crise, les marchés ont généralement évolué de concert. Au cours des mois à venir, la dispersion des rendements devrait s’accroître avec l’émergence de différences dans les relances économiques. Il devrait aussi y avoir une plus grande divergence entre les monnaies, alors que le principal mouvement observé jusqu’ici a été la dépréciation des monnaies émergentes, à l’exception du renminbi chinois. 

Les risques continuent clairement de pencher vers la déflation pour l’instant

Il ressort de l’analyse ci-dessus que, pour l’instant et dans les prochains mois, les risques s’orientent clairement vers la déflation. C’est la raison pour laquelle des actifs qui tirent parti de la poursuite de l’environnement de faible croissance nominale et d’absence d’inflation – comme les titres de croissance de qualité – ont continué à surperformer (CIO Weekly, 24 avril 2020, Une économie «Boucles d’or» survitaminée). Au final, à condition que le mix politique aille davantage dans le sens d’un plus grand soutien fiscal et pour autant que la fermeture partielle des économies ne se prolonge pas trop, l’inflation pourrait augmenter si les efforts des gouvernements des pays du G7 pour atteindre un PIB nominal portent leurs fruits. Cela étant, il est encore trop tôt pour nous positionner dans cet environnement. Ce n’est qu’alors que les banques centrales seront passées en mode de contrôle de la courbe de rendement. Mais une chose à la fois, n’allons pas plus vite que la musique.

Ceci est une traduction de la version anglaise du CIO Weekly du 29 avril 2020, qui ne tient pas compte des événements ultérieurs.

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