
En début d’année, nous estimions que, contrairement aux actifs américains alors valorisés pour le scénario le plus optimiste, les actions chinoises présentaient un potentiel de revalorisation significatif. Cela était particulièrement vrai dans l’hypothèse où les autorités mettraient en œuvre des politiques visant à rééquilibrer la croissance cyclique, en passant des exportations nettes à la consommation intérieure. L’ampleur des droits de douane «réciproques» imposés par les États-Unis à la Chine rend désormais ce rééquilibrage non seulement plus que nécessaire, mais aussi potentiellement plus massif qu’anticipé initialement. En cas de fort ralentissement ou de récession aux États-Unis, les économies asiatiques et chinoises ne seront pas épargnées, mais la capacité de la Chine à isoler au moins partiellement sa croissance intérieure des vents contraires mondiaux reste sans égale dans le monde.
Ce découplage est un mouvement structurel, amorcé il y a une dizaine d’années, et peu susceptible d’être inversé. Premier paradoxe: c’est la Chine elle-même qui en a pris l’initiative, avec pour objectif stratégique de réduire sa dépendance aux importations technologiques ou industrielles des pays avancés, en modernisant en profondeur sa base manufacturière dans les industries de haute technologie. Le plan décennal «Made in China 2025», lancé en 2015 sous le premier mandat du président Xi, visait explicitement à transformer, via une planification étatique centralisée, des subventions directes et des transferts de technologies (souvent forcés), l’économie chinoise de «l’usine du monde» en leader mondial des technologies de l’information de nouvelle génération, de la robotique avancée et des nouveaux moyens de transport.
Deuxième paradoxe: cette transformation a tellement bien fonctionné que la Chine a dû s’appuyer davantage sur les exportations nettes pour écouler à l’étranger sa surproduction de biens haut de gamme à des prix déflationnistes, alors même que sa consommation intérieure était comprimée par la crise immobilière et les restrictions liées au Covid. Autrement dit, un découplage structurel était masqué par une dépendance cyclique accrue de la Chine aux exportations. Cette asymétrie entre exportations chinoises vigoureuses et importations faibles a alimenté la frustration des économies développées – à commencer par les États-Unis – et nourri les craintes géopolitiques liées à l’émergence de la Chine comme acteur de premier plan dans les technologies clés. Après avoir quitté le TPP, la première administration Trump a imposé en 2018 des droits de douane massifs sur des centaines de milliards de dollars d’importations chinoises, avant de les suspendre dans le cadre de l’accord dit de «phase 1», qui prévoyait que la Chine achète pour 200 milliards de dollars de biens américains – un objectif non atteint. Parallèlement, les exportations de technologies de pointe américaines vers la Chine ont été de plus en plus restreintes. Comme l’a illustré l’épisode «Deepseek», ces politiques ont plutôt incité les entreprises chinoises à accélérer le développement de solutions domestiques, souvent plus innovantes et plus efficaces, tant en coût qu’en énergie, que leurs équivalents américains.
Pour les investisseurs en actions chinoises, ce découplage a représenté un défi. Le coût de la transition, en termes de croissance et de rentabilité des actifs chinois, a été significatif – en témoignent les performances décevantes des actions chinoises entre début 2021 et mi-2024. Mais ce coût a été en partie le prix à payer pour renforcer la résilience et la capacité de diversification des marchés émergents et mondiaux. Tant que les actions américaines – voire indiennes – surperformaient, cette capacité de diversification était peu mise à profit. Dans le nouveau contexte, elle pourrait se révéler bien plus précieuse.
Il est encore trop tôt pour prédire à quoi pourrait ressembler l’issue des négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine, mais il est d’ores et déjà évident que ces discussions seront plus longues et complexes qu’il y a six ans. L’exclusion temporaire de certains produits électroniques clés du tarif général de 145% appliqué à la Chine constitue un premier aveu de la part de l’administration américaine des lourdes conséquences que feraient peser de tels droits de douane sur ses entreprises et ses consommateurs. Les prochaines semaines, voire les prochains mois, seront probablement consacrées à ajuster plus finement ces prélèvements sur des importations stratégiques.
Entre-temps, il ne fait aucun doute que l’économie chinoise subira un choc négatif significatif sur ses exportations vers les États-Unis. Ces dernières représentent 15% des exportations totales chinoises. Un premier réflexe consistera à rediriger une partie de ces flux vers d’autres marchés développés (notamment européens), ainsi qu’à accroître la part des exportations transitant par des pays tiers avant d’être réexportées vers les États-Unis – en supposant que ces pays échappent aux droits punitifs. Cela explique pourquoi la Chine et les États-Unis se livrent, depuis le «liberation day», à une course pour sécuriser l’ouverture de pays tiers essentiels dans cette stratégie (comme l’illustre le récent déplacement du président Xi au Vietnam et dans d’autres pays de l’ASEAN).
Enfin, il convient de rappeler que l’économie chinoise est bien plus fermée que ne le pensent de nombreux investisseurs. 87% du chiffre d’affaires cumulé des entreprises chinoises cotées dans le MSCI marchés émergents est réalisé sur le marché domestique (contre 70% pour les sociétés américaines du S&P 500 et seulement 40% pour les entreprises européennes du STOXX 600). La forte contribution des exportations nettes à la croissance chinoise sur les 2 à 3 dernières années (environ un tiers des 4,5% à 5% enregistrés depuis la réouverture post-Covid) s’explique principalement par la répression de la consommation des ménages, dans un contexte de désendettement immobilier et d’absence de soutien budgétaire.
Cela confère une importance particulière à la priorité désormais accordée à un «soutien vigoureux à la consommation privée», formalisée dans le rapport final des Deux Sessions, tenues début mars à Pékin. Les autorités chinoises ont alors dévoilé un plan d’action ambitieux pour relancer la consommation. Toutefois, ces mesures pourraient s’avérer insuffisantes pour compenser la totalité des coûts directs et indirects d’une guerre commerciale prolongée. Si elles sont mises en œuvre rapidement, elles pourraient tout au plus amortir entre un tiers et la moitié du choc lié aux exportations en 2025. Cette perspective a conduit plusieurs bureaux de recherche à abaisser leurs prévisions de croissance du PIB à 4%–4,2% cette année (contre un objectif officiel de 5%), les plus pessimistes allant jusqu’à anticiper une croissance à 3%, un seuil critique pour l’équilibre du marché du travail chinois. Dans l’ensemble, nous partageons l’idée que les efforts des gouvernements central et locaux doivent être accélérés et amplifiés de manière significative, avec pour priorités claires le renforcement du programme de prime à la casse, la résorption des surcapacités de production et la stabilisation du marché immobilier.