France: trois mois de jaunisse, est-ce grave docteur?

Bruno Cavalier, ODDO BHF

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En quelques mois, le mouvement des «gilets jaunes» a modifié le regard porté sur la France dans les champs économique et politique.

© Keystone

Depuis trois mois, il est impossible d’examiner la situation de l’économie française sans faire  référence aux «gilets jaunes». Apparu de manière spontanée, ce mouvement a prospéré grâce aux réseaux sociaux qui lui offrent un mode d’expression décentralisé, anonyme et gratuit. Chaque samedi, depuis le 17 novembre, se déroule une journée nationale de protestations – on vient de passer le 9ème épisode – qui prend la forme de blocage de routes, de défilés pacifiques mais aussi parfois de destructions de biens et de violence contre les forces de l’ordre, des élus ou des reporters. Les images de chaos dans des lieux hautement symboliques de Paris lors du 3ème épisode, le 1er décembre, ont fait le tour du monde. Certains dirigeants étrangers n’ont pas manqué depuis d’exprimer, à mots couverts (Trump, Poutine) ou de manière explicite (Salvini, Di Maio), leur satisfaction devant une crise sociale qui fragilise la France.

Les «gilets jaunes» n’ont pas d’organisation, ni de représentants bien identifiés. Ils rejettent les «élites», le «système», les «riches», Paris – autrement dit tout ce que Macron est censé incarner. Sa popularité avait baissé dès cet été et elle a continué de plonger. Aidé par la viralité et l’absence de filtres des réseaux sociaux, le mouvement cultive volontiers le complotisme et la victimisation. Il s’est développé en dehors des syndicats et des partis politiques, mais tous les leaders de l’opposition cherchent, à des degrés divers et non sans cynisme, à en tirer profit en vue des prochaines élections européennes. A l’origine, la protestation visait certaines décisions gouvernementales bridant l’usage de la voiture, en particulier l’abaissement de la limitation de vitesse sur les routes secondaires et la transition énergétique. Au début du mandat de Macron, le litre de diesel valait moins de 1,2 euro; il a augmenté de plus de 30% en dix-huit mois sous le double effet de la hausse des prix du pétrole, de loin la cause principale, et d’une hausse des taxes. Les réclamations des «gilets jaunes» couvrent désormais des champs bien plus larges, la fiscalité, le pouvoir d’achat ou encore la représentation politique. Il y a différentes facettes à examiner.

Indices de popularité d’Emmanuel Macron

Sources: Instituts de sondage, Thomson Reuters, Oddo BHF Securities
Les répercussions économiques

Le début du mouvement des «gilets jaunes» a été marqué par des blocages de routes et d’entrepôts, perturbant avant tout la logistique du secteur industriel et les ventes du commerce de détail. Les enquêtes de la Banque de France publiées le 10 décembre ont montré un impact négatif dans la plupart des secteurs industriels (agro-alimentaire, équipements électriques, matériels de transports, imprimerie) ainsi que certains services (hôtellerie-restauration, transports-entreposage, réparation automobile). Les mêmes enquêtes publiées un mois plus tard, le 11 janvier, indiquent un rebond de l’activité manufacturière mais confirment que le choc négatif s’est prolongé pour les hôtels-restaurants et la réparation automobile. Les enquêtes PMI, réalisées pour l’essentiel du 5 au 13 décembre, juste après les manifestations les plus violentes, ont enregistré un effondrement de la confiance dans les services (-6,1 points à 49,0) et une poursuite de l’érosion dans l’industrie (-1,1 point à 49,7). Par comparaison, les enquêtes de l’INSEE étaient dans l’ensemble plus rassurantes. L’indice synthétique INSEE a reculé de 2,3 points à 102,5 en décembre, cette baisse s’expliquant presque en totalité par le coup de massue porté au commerce de détail et à l’hôtellerie.

Dans une crise sociale de cette ampleur, apparue de manière si soudaine, la confiance des ménages a naturellement plongé. L’indice INSEE a perdu 8 points sur novembre et décembre, accentuant le repli amorcé dès le début 2018. Il faut remonter à 1995, autre période de graves troubles sociaux, pour trouver un recul aussi fort en si peu de temps. Il va sans dire que la diffusion à jet continu d’images des troubles, ajouté à une relative apathie du pouvoir face au désordre, explique largement un tel repli. Cela ne cadre pas avec les fondamentaux. Certains détails de cette enquête, comme les intentions de dépenses, sont au plus bas depuis 2008. La situation économique française n’a pourtant rien de comparable avec celle de la Grande Récession.

La phase de révision vers le bas des perspectives
de croissance en France se poursuit.

Au total, les perturbations de l’activité peuvent se chiffrer, à première vue, à un choc négatif d’environ 0,2 point sur la croissance au quatrième trimestre 2018. La Banque de France et l’INSEE tablent désormais sur une hausse du PIB réel de seulement 0,2% t/t, au lieu de 0,4% dans les prévisions faites avant l’apparition des «gilets jaunes». La phase de révision vers le bas des perspectives de croissance en France se poursuit.

Les conséquences politiques

C’est le domaine où l’effet «gilets jaunes» est maximal, et celui aussi où il risque d’être le plus durable. La défiance vis-à-vis du président, de ses ministres, de son parti et, au bout du compte, de son action politique est profondément installée. En quelque sorte, ce mouvement parachève la déconstruction du système traditionnel, déjà mis à mal par Emmanuel Macron lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017. L’approche disruptive de Macron dans le champ politique a été répétée par les «gilets jaunes» dans le domaine médiatique et social. En d’autres temps, la réponse du président aurait consisté à se débarrasser de son Premier ministre afin de marquer un nouveau départ. Mais cette vieille recette perd de son attrait à court terme. L’option d’un large remaniement ministériel après les élections européennes reste en revanche envisageable.

La rancœur exprimée dans l’opinion publique à l’égard d’Emmanuel Macron est sans doute à la hauteur des espoirs qu’avait fait naître son élection, après trois quinquennats ayant laissé un goût amer (Chirac en 2002, Sarkozy en 2007 et Hollande en 2012). Dans ce contexte, il est naturel que tous les partis politiques que Macron a battus ou laminés lors des élections de 2017 profitent de son affaiblissement, en demandant soit sa démission, soit une dissolution de l’Assemblée et des élections anticipées, soit un virage complet de sa politique économique. Ce sont là des attentes très peu réalistes à notre avis.

L’extrême-gauche a plus de mal à capitaliser sur la crise sociale car elle est tenue
en partie responsable des débordements de violence de certains «gilets jaunes».

Au vu des sondages récents, c’est Marine Le Pen qui pour l’instant tire le principal bénéfice de la crise sociale. Son parti, le Rassemblement national (ex-FN), recueille 24% environ des intentions de vote aux élections européennes du 26 mai, ce qui lui donnerait la première place en France, devant le parti de Macron avec 19%. Rappelons qu’aux élections européennes de 2014, le FN était déjà le premier parti français (24,8% des voix) devant la droite (20,8%). L’extrême-gauche (Jean-Luc Mélenchon) a plus de mal à capitaliser sur la crise sociale car elle est tenue en partie responsable des débordements de violence de certains «gilets jaunes». Les socialistes ont totalement disparu des écrans radar de la politique française. La droite conservatrice fait les frais du manque de charisme de son chef (Laurent Wauquiez) et de son attitude ambiguë vis-à-vis de Macron (en phase avec ses choix économiques) et des «gilets jaunes» (une partie de son électorat naturel dans le monde rural).

La réponse du gouvernement au niveau économique et politique

Le 4 décembre, le Premier ministre a d’abord proposé de geler pour six mois la hausse des taxes sur l’énergie prévue au 1er janvier. Cette mesure étant jugée bien insuffisante au regard des revendications, il était annoncé dès le lendemain une annulation de ces hausses de taxes pour l’ensemble de l’année 2019. Le manque de recettes en résultant est évalué à 4 milliards d’euros, ou 0,2% du PIB. Dans une intervention télévisée le 10 décembre, Emmanuel Macron a ensuite annoncé des mesures pour améliorer le pouvoir d’achat qui comprenaient:

  1. L’annulation de la hausse de la CSG sur les retraites votée en 2018 (sous conditions de ressources),
  2. La hausse de la prime d’activité des salariés rémunérés au niveau du salaire minimum (sous condition de ressources),
  3. L’exemption de taxes sur des primes exceptionnelles de fin d’année,
  4. La défiscalisation des heures supplémentaires. L’estimation initiale de ce paquet de mesures est d’environ 8 à 10 milliards d’euros, soit 0,4% du PIB.

Une des revendications fréquentes des «gilets jaunes» est le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF), supprimé en 2018 et remplacé par une taxe assise sur le patrimoine immobilier (IFI). Certains élus de la majorité semblaient prêts à revenir sur cette décision symbolique, tant il est vrai qu’un politicien hésite rarement quand il s’agit de pénaliser 1% des contribuables pour flatter les 99% restant. Emmanuel Macron a rejeté cette option, de même que toute remise en question des baisses de contributions sociales payées par les entreprises.

Certaines propositions pourraient être soumises à référendum,
en parallèle des élections européennes.

Pour contredire ceux qui l’accusent d’être déconnecté du réel, le gouvernement a lancé un «grand débat» national. Le 13 janvier, le président a envoyé une Lettre aux Français précisant quatre axes de discussions. Ces thèmes concernent:

  1. Le rôle de l’État (impôts, dépenses),
  2. L’organisation de l’État et des administrations,
  3. La transition écologique,
  4. La démocratie et la citoyenneté (type de scrutins, nombre d’élus, rôle du Sénat, recours aux référendums, mise en place de quotas d’immigration).

Des «cahiers de doléances» sont ouverts dans chaque mairie jusqu’au 15 mars. Une commission ad-hoc devra analyser toutes les demandes et le Président français devra donner ses propres conclusions vers la mi-avril. Certaines propositions pourraient dit-on être soumises à référendum, en parallèle des élections européennes.

La reprise en main sécuritaire lors des récentes manifestations ainsi que les mesures en faveur du pouvoir d’achat (supra) sont à première vue un moyen de restaurer une partie de la confiance perdue des ménages et des entreprises. De plus en plus, la population exprime de la lassitude face à un mouvement ayant des revendications peu compatibles entre elles (moins d’impôts, plus de dépenses publiques) et rejette les violences. Selon l’IFOP, l’opinion publique reste en majorité favorable aux «gilets jaunes» mais ce degré d’approbation est en net repli. Le solde d’opinion «soutien-opposition» qui était de +60 points début novembre s’est réduit à +26 points début janvier.

L’impact budgétaire

En 2019, la transformation du crédit d’impôt pour les sociétés en baisse de cotisations sociales pèse sur le solde budgétaire pour 0,9 point de PIB. L’effet s’inversera du même montant en 2020. Initialement, la prévision de déficit était de 2,8% du PIB en 2019 versus 2,6% en 2018. Avec les mesures fiscales nouvelles, un dérapage au-dessus de 3% est possible. Vu le caractère transitoire de cette dérive, la Commission devrait se montrer conciliante. De son côté, le gouvernement cherche à faire des économies. Certains n’excluent pas que le haut de la distribution des revenus subisse un alourdissement des impôts. Il est prévu aussi que la réduction du taux d’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 31% en 2019) soit décalée d’un an. L’objectif de 25% en 2022 n’est pas remis en cause.

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