Formule 1 et gestion obligataire

Eric Vanraes, Banque Eric Sturdza

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La Fed, la BCE, et désormais la PBoC sont devenues à leur insu les équivalents des cellules de survie et des halos des bolides de courses automobiles.

Formule 1 de l'écurie Alfa Romeo Racing, basée en Suisse. ©Keystone
Pole position

Dans les années 1970, le champion automobile Niki Lauda avait coutume de rappeler qu’au cours d’une saison de Grand Prix, 20% des pilotes étaient statistiquement censés décéder. L’excellent film Rush, de Ron Howard, sorti en 2013 ou, soyons un peu chauvins, le film-documentaire Live Fast Die Young de Men Lareida (2005) retraçant la vie extraordinaire du grand pilote fribourgeois Jo Siffert illustrent parfaitement ce propos qui fait froid dans le dos. Jusque dans les années 1990, marquées par le décès d’Ayrton Senna le 1er mai 1994, mais également par celui de Roland Ratzenberger deux jours plus tôt, la mort rôdait dans le paddock et les pilotes adaptaient leur comportement et leur style de pilotage face à cette menace. La bataille en piste était dure et âpre mais chaque pilote obéissait à un code non écrit de bonne conduite afin de préserver son intégrité physique ainsi que celle de ses concurrents. 

Une partie de la jeune génération qui n’a pas connu le risque élevé de perdre la vie au volant se permet des prises de risques très (trop?) agressives.

Cet esprit chevaleresque est peu à peu tombé en désuétude dans les années 2000 sans toutefois disparaître totalement. Depuis que la sécurité est devenue le cheval de bataille des instances sportives et en premier lieu de la FIA, les monoplaces de F1 sont désormais sûres. La cellule de survie dans le cockpit, le halo ainsi que de nombreuses innovations non visibles à l’œil nu ont changé la nature de ce sport. Aujourd’hui, après un crash, le pilote sort indemne de la voiture la plupart du temps. Par conséquent, certains pilotes appartenant à la nouvelle génération ne respectent pas cet ancien accord tacite car le sentiment de sécurité quasi-absolue leur fait prendre des risques inconsidérés en toute impunité. Ainsi, une partie de la jeune génération qui n’a pas connu le risque élevé de perdre la vie au volant se permet des prises de risques très (trop?) agressives sans commune mesure avec ce qui se pratiquait à l’époque des Lauda ou Prost.

High return low risk

Un grand banquier privé a dit un jour à un pilote automobile célèbre: «toi et moi, nous exerçons finalement le même métier: nous nous fixons une limite de risque puis nous nous battons pour délivrer une performance la plus élevée possible mais sans jamais dépasser ce niveau de risque fixé au départ, sinon c’est la sortie de route!». Cette analogie correspondait tout à fait à la philosophie de gestion obligataire en crédits que nous appliquions. 

Il est illusoire et dangereux de considérer que nous serons toujours à l’abri de l’accident fatal, protégés par les banques centrales.

Depuis la grande crise de 2008-2009, les banques centrales ont utilisé des armes conventionnelles puis non-conventionnelles pour «sauver le monde». Leur entreprise a été couronnée de succès, au-delà même de nos espérances, mais elle a toutefois engendré quelques dommages collatéraux inquiétants. Quelques gérants obligataires de la nouvelle génération, heureusement peu nombreux, n’ont plus peur du risque de défaut, voire du risque tout court. Dans ces conditions, à quoi bon continuer de baser un processus de gestion sur un risk management rigoureux qui, in fine, peut «plomber» la performance? Cette technique consisterait à jeter aux oubliettes la plupart de nos instruments de gestion des risques et foncer sans états d’âme vers tout ce qui offre des rendements très élevés et si possible avec un effet de levier. L’argument des gérants adeptes de cette nouvelle manière d’appréhender la gestion de portefeuille est simple voire simpliste: les accidents sont devenus très rares car en cas de problème, la banque centrale viendra à la rescousse et nous serons protégés. S’il fallait trouver un exemple censé accréditer cette thèse, l’actualité récente nous en fournirait un magnifique avec le mastodonte chinois Evergrande. 

La Fed, la BCE, et désormais la PBoC sont devenues à leur insu les équivalents des cellules de survie et des halos de Formule 1, incitant une poignée de Fund Managers à pratiquer un style de gestion hyperagressif. Avant 2008, nous avons connu la gestion sans filet de sécurité et si aujourd’hui le risque semble être moins visible, il est toujours présent. Il est illusoire et dangereux de considérer que nous serons toujours à l’abri de l’accident fatal, protégés par les banques centrales qui auraient soi-disant retenu la leçon depuis Lehman Brothers. Notre équipe de gestion ne baissera jamais la garde et ne sacrifiera jamais ses modèles de gestion du risque pour grappiller quelques points de base de performance que nous pourrions payer très cher… tôt ou tard.

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