Faut pas exagérer

Martin Neff, Raiffeisen

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Il suffit à présent d’une hausse minime des taux d’intérêt pour que les jérémiades repartent de plus belle.

Les marchés financiers pullulent de ce que j’appellerais des «Drama Queens». La semaine dernière, nous avons de nouveau eu la preuve de ce constat. Les «queens» en question ne supportent pas le moindre vent contraire et ont une nouvelle fois connu leur heure de gloire en se plaignant des risques d’inflation, parce que quelques économistes vedettes ont sans doute fait de mauvais rêves ou étaient en mal de publicité, et ont ainsi provoqué la hausse des rendements à long terme et pulvérisé les bénéfices annuels sur de nombreuses places boursières. Au seul motif que l’inflation avait légèrement augmenté, ce qui était toutefois globalement attendu en raison des effets de base, elles ont aussitôt revu leurs attentes correspondantes à la hausse. Entre-temps, la situation s’est quelque peu détendue, mais tout est sans doute loin d’être terminé. Ce phénomène devrait être récurrent en 2021. Malheureusement des représentants de ma profession jettent de l’huile sur le feu. C’est ainsi que beaucoup de personnes perdent le fil.

Depuis le début de l’année, les taux longs aux Etats-Unis ont nettement augmenté, passant de 0,9% à – au secours!- temporairement plus de 1,5% (durée de 10 ans). En Suisse, la hausse des taux d’intérêt était encore bien plus «dramatique», bien qu’elle soit partie d’un niveau plus bas. Rappelons qu’ils sont passés de -0,6% à pas moins de -0,2%, soit un triplement. Nous n’avons encore jamais connu un tel phénomène en aussi peu de temps. Post-scriptum: parallèlement, le franc s’est déprécié contre l’euro; ce qui est difficilement compréhensible, a fortiori si l’on s’en tient à l’argumentation de notre banque centrale, qui ne craint rien plus qu’une augmentation des taux d’intérêt en faveur du franc par rapport à la monnaie européenne. C’est la raison pour laquelle elle a lié, de fait, sa politique en matière de taux d’intérêt à celle de la BCE, il y a de nombreuses années. 

Plus la situation devient inexplicable, plus les analystes vedettes avides de gros titres et aimant mettre en garde contre toute sorte de menaces, sont en alerte. Subitement, ils décrivent l’inflation comme le plus gros risque auquel nous sommes actuellement exposés. Ils donnent ainsi la possibilité aux acteurs du marché financier de se plaindre dès à présent, pour que les banquiers centraux ne remisent surtout pas le bazooka au placard. Or ce serait infiniment plus souhaitable que d’exiger une nouvelle manne financière comme par réflexe. Nous avons pu mesurer le chemin parcouru la semaine dernière. Une hausse certes importante des taux d’intérêt met pratiquement les marchés à genou, bien que les niveaux des taux d’intérêt soient encore incroyablement bas. 

Retour du fléau

Je ne sais honnêtement plus à quel retournement des taux d’intérêt nous en sommes depuis la crise financière, mais la peur est rarement bonne conseillère sur les marchés financiers. Or la peur d’une petite vague est juste ridicule, voire lamentable. En novembre 2018, les taux d’intérêt US se situaient à 3,2% et les bourses ne se sont pas effondrées. Et maintenant, il suffit d’un taux de 1,5% pour les mettre en émoi. La récente évolution sur le front des devises est tout aussi incompréhensible, mais il s’agit comme toujours des attentes des marchés et ceux-ci redoutent une poussée subite et importante de l’inflation. Ne serait-ce que parce que quelques économistes vedettes et apparentés moins célèbres chantent la même partition. Notamment ceux qui avaient fait miroiter le spectre de la déflation il y a cinq ans et avaient suggéré un «assouplissement» à tout-va aux banquiers centraux, craignent à présent que la situation échappe à tout contrôle. Ils justifient leur crainte par la pandémie et par le gigantesque programme de relance que l’administration Biden entend engager aux Etats-Unis. 

Sur les quelque 1,9 billion de dollars, 600 milliards constituent une aide directe pour les familles, y compris des chèques d’aide de 1’500 dollars par personne. 400 milliards de dollars sont destinés aux ménages en difficultés financières, par exemple en relevant les allocations de chômage. 150 milliards bénéficieront sans doute aux entreprises mises à mal par la pandémie et le reste servira principalement à contenir le COVID-19, notamment par le biais des vaccinations et du soutien financier aux Etats fédéraux. Ceux qui mettent en garde contre l’inflation, redoutent à présent que ce programme ne soit trop généreux et entraîne une surchauffe de l’économie. Il est question de tache d’huile et les médias accentuent encore cette rhétorique. Le Spiegel évoque en gros titre un «retour du fléau» et veut bien sûr parler de l’inflation.

Cas particuliers et effets de base 

Il ne fait aucun doute que l’inflation va augmenter aux Etats-Unis, mais il y a à cela des raisons anodines et non un changement de paradigme qu’il faudrait prendre au sérieux. Il y a près d’un an, le pétrole était pratiquement «gratuit» et à présent son prix a doublé. Les prix des métaux industriels, du cuivre ou de l’aluminium, ont également fortement augmenté. Le soja, le coton ou le sucre également. Les marchés des matières premières sont en pleine ébullition, mais il ne s’agit souvent que de corrections des liquidations excessives engendrées par le COVID-19, autrement dit d’effets de base ou de spéculations et de rien d’autre. Le taux de l’inflation sous-jacente, à savoir le taux sans les matières premières volatiles et les produits saisonniers, est toujours bas, au moins dans les économies développées. En Allemagne, la suppression des taux spéciaux de TVA déclenchera une certaine poussée des prix, mais il est illusoire de croire qu’elle pourra être répercutée intégralement sur une consommation accrue, d’autant que la lutte des prix constitue déjà presque la norme dans le commerce de détail, contrairement aux majorations. Sans compter la consommation accumulée, qui va certainement se «décharger», mais sans doute pas durablement et plutôt de manière exceptionnelle. Les primes à la casse vous saluent! 

Pour enclencher une spirale des salaires, qui serait la seule source sérieuse dudit fléau comme l’appelle le Spiegel, il faut bien d’autres ingrédients, or je n’en voie guère. La mondialisation fait déjà son retour et dans la compétition mondiale, le prix est toujours le principal facteur de différenciation entre succès et échec, notamment pour les produits de consommation. La saturation pour des raisons démographiques ne plaide en outre pas pour une poussée durable de la consommation dans de nombreuses économies arrivées à maturité, tout au plus s’agit-il d’un effet de rattrapage. Celui-ci ne devrait pas solliciter les capacités au point que des hausses de prix durables seraient inévitables. N’oublions pas que le commerce mondial tourne de nouveau à plein régime. Rappelons les baisses d’impôt massives qui ont directement suivi l’entrée en fonction de Donald Trump. Il s’agissait d’un programme de relance procyclique pratiquement sans précédent dans l’histoire et pourtant l’inflation est restée basse. Pourquoi devrait-elle précisément s’envoler maintenant, alors que le marché du travail est encore tendu et que les perspectives restent mitigées, même si elles ne le sont plus autant qu’il y a un an grâce aux vaccins?

Seuls les taux d’intérêt bas incitent à l’euphorie 

C’est sans doute la combinaison qui importe à ceux qui prêchent l’inflation. Une politique monétaire ultra-expansionniste, qui constitue la norme depuis dix ans, a provoqué une «inflation du prix des actifs» exceptionnelle et rien de plus, même si le manuel affirme le contraire. Et voici à présent une politique fiscale ultra-expansionniste. Il doit nécessairement en résulter une hausse des prix qui échappera bientôt à tout contrôle, car toute autre situation mettrait à mal la doctrine courante. Mais que se passerait-il si cette impulsion fiscale, en plus de l’effet de rattrapage et exceptionnel décrit, finissait uniquement par servir les marchés financiers? Les «drama queens» savaient parfaitement que la politique monétaire n’aurait pas d’effet direct sur la pandémie. C’est pourquoi, elles ont sagement dit «merci» au printemps dernier, lorsque les gouvernements se sont laissés aller à des dépenses incontrôlées, ont démarré leur envolée des cours et ont complètement occulté les craintes d’inflation. Il suffit à présent d’une hausse minime des taux d’intérêt pour que les jérémiades repartent de plus belle. Le vrai message des marchés n’est pas «nous craignons que l’inflation échappe à tout contrôle», mais «banques centrales, ne nous gâchez pas la fête et maintenez les taux bas, à n’importe quel prix». Manche. 

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