Les durcissements récents des mesures anti-COVID ont beau être de la rigolade par rapport à l’étranger, ils sont encore jugés disproportionnés voire exagérés chez nous.
Cela fait déjà quelque temps que nous n’avons plus entendu parler du cas particulier de la Suisse. Pourtant, nous faisons «honneur» à ce nom à plusieurs égards. D’abord les bonnes nouvelles. Au troisième trimestre 2020, l’économie suisse s’est plus que stabilisée, grâce à un véritable boom de la consommation. La consommation privée a progressé de près de 12% par rapport au trimestre précédent, catastrophique en raison du confinement, et a ainsi contribué pour quatre bons cinquièmes au redressement de 7,2% du PIB. Le fait que les consommateurs n’aient pas lésiné s’explique aussi par les indemnités en cas de réduction de l’horaire de travail et les allocations pour perte de gain due au coronavirus qui ont permis aux revenus disponibles de ne pas s’effondrer. Elles ont certes été coûteuses pour l’Etat, concrètement quelque 25 milliards de francs à ce jour, mais cette somme est toute relative pour l’époque que nous traversons. Cette somme semble élevée et elle l’est, mais globalement la Suisse a encore fait preuve de retenue dans le contexte international. Certains Etats ont beaucoup plus mis la main à la poche et n’ont malgré tout pas affiché la même performance économique que la Suisse aujourd’hui.
Mais il y a aussi de mauvaises nouvelles. Nous nous situons actuellement dans le peloton de tête absolu des nombres de cas de coronavirus, tant en termes de morts que de nouvelles infections pour 100’000 habitants. Il est difficile de remettre en cause la relation de causalité à cet égard. Il y a apparemment une corrélation négative entre les mesures induites par le coronavirus et la croissance économique. La santé n’est donc pas nécessairement synonyme d’économie, même si les politiciens de tout bord l’affirment régulièrement. Plus les interventions sont rigoureuses, plus le nombre de cas et de décès diminue, mais aussi la croissance économique. La Suisse avec sa gestion relativement souple du coronavirus à ce jour est actuellement un modèle du genre. Il n’y a pratiquement aucun autre pays au monde qui tente de façon presque obsessionnelle d’éviter à ce point un nouvel arrêt de l’économie, tel que nous l’avons vécu au deuxième trimestre 2020. Quoi qu’il en coûte, vie humaine y comprise, à ce qu’il semble. Et cette politique est payante, comme le montrent les données précitées concernant la situation économique. Les nombreuses vies humaines sacrifiées constituent l’envers de la médaille. Elles sont si nombreuses que l’on peut parfois lire à l’étranger que nous manquons d’empathie en général et en particulier pour les personnes décédées. Il est en effet inquiétant de voir le nombre de morts s’envoler, sans susciter d’émoi particulier dans notre pays. Au printemps, lorsque le respect pour le COVID-19 était encore un peu plus grand, nouveauté oblige, les chiffres du coronavirus étaient moins élevés et pourtant la population semblait affectée. La solidarité au sein de la société était également perceptible. Aujourd’hui, l’heure est plutôt à l’indifférence. Plus personne ne veut vraiment s’intéresser à ce sujet, il est occulté et c’est précisément ce qui est dangereux. L’attitude des gens en Suisse est claire. Tous (les autres) doivent se faire vacciner dès que possible pour que toute cette affaire se termine. D’ici là, nous pouvons aborder les choses plus sereinement et relâcher un peu la discipline, une solution étant en vue. Même si nous ne savons pas encore ce que fera la moitié de la population réticente au vaccin. Nous avons désormais plus important à faire. Nous devons rapidement sauver la saison de ski.
Avez-vous déjà skié sur l’Ebenalp dans le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures (10 km de pistes préparées)? Cela ne fait rien, vous allez à présent pouvoir essayer, le «domaine skiable» vient en effet d’ouvrir. Nulle part ailleurs en Europe, les gens ne font du ski. Dans les Alpes, on compte actuellement 453 domaines skiables fermés. Seuls 20 sont ouverts et ils sont tous en Suisse. Nous revoilà aux spécificités de la Suisse qui rendent cela possible. Avec un nombre de cas aussi élevé que le nôtre, l’atmosphère serait irrespirable dans tous les pays limitrophes. Plus personne ne songerait à aller skier. En Allemagne, à peine 20’000 personnes sont décédées du coronavirus. Nous en sommes actuellement à plus de 5’100 morts. Normalement, nous multiplions plus ou moins par dix pour nous mesurer à notre voisin septentrional. Avec les nombres de cas actuels, la différence ne s’explique absolument pas par la taille du pays ou les chiffres de la population. Là encore, nous nous écartons nettement à la hausse. Ceux qui ont regardé Arena à la télévision suisse vendredi dernier ont pu constater que tous ne pensent en fait qu’à une chose: éviter à tout prix un deuxième confinement et sauver la saison de ski! Pour différentes raisons évidemment, mais au final aucun des représentants des principaux partis n’a eu le courage de plaider clairement en faveur d’une fermeture. Quant à la discussion sur les limitations de capacité des téléphériques, elle était plus philosophique que réellement efficace. Il était ainsi question de concepts de sécurité, mais non de contingentement. On aimerait faire tourner les téléphériques à plein régime. On a rapidement pu voir ce que cela signifiait ce week-end. Des queues à l’entrée et des bousculades à l’intérieur des téléphériques. Distance minimale inférieure à un mètre, mais au moins tous avec un masque (plus ou moins bien ajusté). Non, cela ne constitue pas un cas particulier, c’est simplement du fatalisme. Le fait que les chemins de fer de montagne et les téléphériques ne puissent pas être exploités de manière rentable ne devrait pas constituer un argument pour les faire tourner à plein régime. Dans ce cas, il est préférable de les arrêter carrément et de les indemniser. Ce ne sont pas les ressources qui manquent à cet effet. A défaut, le profit des téléphériques est mis en balance avec le risque de chaque individu. Le dilemme classique du prisonnier. Le(s) téléphérique(s) ne serai(en)t jamais en mesure d’indemniser le risque, si tant est qu’il ait un prix. On peut bien sûr considérer qu’un téléphérique plein à craquer ne constitue pas un foyer de risque. Ou comme nous pouvions l’entendre vendredi soir: ce ne sont pas les téléphériques qui posent problème, mais tout ce qui se passe en dehors des pistes après le ski. Je pense peu probable que les représentants de l’hôtellerie-restauration aient le même point de vue. Tout le monde se refile la patate chaude et depuis longtemps cela ne concerne plus seulement la Confédération et les cantons.
Dans le Dictionnaire historique de la Suisse, on peut lire ceci à propos du cas particulier de la Suisse: «Le mot allemand Sonderfall («cas particulier») désigne une notion assez floue dont les origines et les voies de diffusion sont peu connues, et selon laquelle la Suisse, du fait de son histoire et de sa culture, occuperait une position particulière dotée d’un statut d’exemplarité au sein des nations. C’est principalement la comparaison avec les Etats voisins - c’est-à-dire le contraste entre petit et grand pays, régime républicain et monarchie, diversité et unité linguistiques et religieuses - qui a donné lieu à cette perception. L’idée du Sonderfall se réfère aussi aux particularités du paysage et du climat (des Alpes surtout) et à leur prétendue influence sur la mentalité des habitants. Elle inclut en outre des vertus telles que le goût du travail, le sens de l’épargne, la propreté et l’honnêteté, dont on ne prétend certes pas faire une exclusivité suisse, mais qu’on donne pour spécialement prononcées dans ce pays. Politiquement et socialement, cette idée a pour fonction de délimiter et de mettre en évidence. Indirectement, elle sert à se soustraire à l’obligation d’adopter des normes internationales ou universelles.» Il me semble difficile de le formuler de façon plus pertinente. Ce n’est donc pas seulement la voie qui est déterminante, mais surtout la conscience d’emprunter sa propre voie exemplaire. Cela signifie fondamentalement que cette voie est différente des autres, peut-être même ostensiblement différente? C’est pourquoi malgré un nombre de cas vertigineux, des règles s’appliquent chez nous, que le reste de l’Europe considérerait comme un assouplissement massif par rapport au statut en vigueur dans le propre pays, alors qu’on estime en Suisse qu’elles sont extrêmement strictes. Les durcissements récents ont beau être de la rigolade par rapport à l’étranger, ils sont encore jugés disproportionnés voire exagérés chez nous. La devise fondamentale de la politique est de surtout éviter toute nouvelle restriction et les chiffres bruts de l’économie, aussi faussés soient-ils, donnent raison à ce postulat. Seuls les morts n’ont évidemment pas été pris en compte. Là encore, c’est un cas particulier de la Suisse: on ne parle pas des morts.