La semaine dernière, une startup chinoise peu connue jusqu’à présent, nommée DeepSeek, a provoqué un vent de panique sur les marchés. En effet, son application d’intelligence artificielle générative a pris la tête du classement de l’App Store d’Apple. Son modèle d’IA semble rivaliser avec les modèles américains comme ChatGPT, mais en s’appuyant sur des technologies nécessitant des puces nettement moins avancées et un investissement bien moindre. Face à cette percée, les investisseurs remettent en question les sommes colossales engagées par les géants technologiques américains dans l’IA.
Cet article explore comment DeepSeek s’est imposé si rapidement et quelles pourraient être les conséquences de son ascension fulgurante sur le secteur de l’intelligence artificielle.
DeepSeek, le moment Spoutnik de l’IA
Accessible gratuitement via une application mobile ou sur ordinateur, DeepSeek est un grand modèle de langage d’intelligence artificielle, offrant un service similaire à ChatGPT. Il permet aux utilisateurs de poser des questions et d’obtenir des réponses générées en temps réel.
L’ascension de DeepSeek ne date pas d’hier. La startup a été fondée en 2023 par Liang Wenfeng, qui a également cofondé un Hedge fund, nommé High-Flyer, spécialisé dans le trading algorithmique basé sur l’IA. High-Flyer figure d’ailleurs parmi les premiers investisseurs de DeepSeek. En deux ans, l’entreprise a développé plusieurs modèles d’IA. Mais c’est en décembre 2024, que la startup sort de l’ombre avec le lancement de son dernier modèle DeepSeek R1, décrochant la tête du classement de l’App Store d’Apple et suscitant un vif engouement sur les réseaux sociaux.
D’un point de vue technique, DeepSeek R1 rivalise avec plusieurs modèles concurrents, dont Gemini 2.0 Flash de Google, Claude 3.5 Sonnet d’Anthropic, Llama 3.3-70B de Meta et même le modèle GPT-4o d’OpenAI, selon l’Artificial Analysis Quality Index. Si les utilisateurs s’accordent à reconnaître la supériorité d’OpenAI en matière d’interactions conversationnelles, de génération de contenus créatifs et de fiabilité des actualités, DeepSeek se distingue par son efficacité sur les tâches techniques et analytiques. Même en supposant une parité entre les deux modèles, la gratuité de DeepSeek pour la plupart des usages constitue une menace de taille pour OpenAI, dont les utilisateurs doivent souscrire à un abonnement de 20 dollars par mois pour accéder aux fonctionnalités avancées de ChatGPT. Pour les entreprises exploitant ces modèles via API, l’écart de prix entre deux solutions comparables pourrait suffire à les faire basculer vers DeepSeek. Son accès API démarre à 0,14 $ pour un million de tokens, soit environ 750'000 mots, tandis que le modèle o1 d’OpenAI est facturé 7,50 $ pour la même quantité. Mais la véritable prouesse réside dans le fait que DeepSeek R1 a été développé en seulement deux mois, avec un budget inférieur à 6 millions de dollars, en utilisant des puces Nvidia H800, bien moins puissantes que celles utilisées par ses rivaux.
L’annonce ne laisse pas indifférents les grands noms de la tech. Marc Andreessen, co-créateur de Mosaic, l’un des premiers navigateurs web au monde, a écrit sur X que «DeepSeek R1 est le moment Spoutnik de l’IA». Il rappelle ainsi que la suprématie technologique américaine n’est pas indéfectible. Lors du Forum économique mondial en Suisse, Satya Nadella, PDG de Microsoft, l’un des plus gros investisseurs d’OpenAI, a qualifié DeepSeek R1 de «super impressionnant». Chez OpenAI, la réaction a été plus prudente. Sam Altman, PDG d’OpenAI, a reconnu que «DeepSeek R1 est impressionnant, notamment compte tenu de son coût de développement». Il a même ajouté sur X: «Nous allons évidemment proposer des modèles bien meilleurs, mais l’arrivée d’un nouveau concurrent est stimulante! Nous préparons quelques annonces.» Néanmoins, selon le Financial Times, OpenAI accuse DeepSeek d’avoir utilisé les réponses de ses propres modèles pour entraîner son IA, une technique connue sous le nom de «distillation», qui pourrait constituer une violation des conditions d’utilisation d’OpenAI.
Source: S&P Global Market Intelligence
Les investissements en IA remis en cause
L’ascension de DeepSeek s’inscrit dans un contexte de compétition croissante entre les États-Unis et la Chine. Si les entreprises américaines comme OpenAI, Anthropic et Meta sont largement considérées comme dominantes, les États-Unis tentent de freiner les avancées chinoises en imposant des restrictions strictes sur l’exportation de puces d’IA et d’équipements semi-conducteurs. Dans un entretien accordé à Waves l’an dernier, Liang Wenfeng affirmait que les restrictions américaines constituaient le principal défi à surmonter pour DeepSeek: «L’argent n’a jamais été un problème pour nous. Le problème, c’est l’embargo sur les puces haut de gamme». Aux États-Unis, le secteur de l’IA est récemment entré dans une phase d’investissement massive. Meta a confirmé la semaine dernière un budget de 60 à 65 milliards de dollars en dépenses d’investissement (Capex), tandis que Microsoft envisage de consacrer 80 milliards dans ce domaine. Parallèlement, le président américain a réaffirmé l’ambition du pays en matière d’IA en annonçant le projet StarGate, un programme massif de 500 milliards de dollars d’investissement dans les infrastructures d’IA au cours des prochaines années.
Source: S&P Global Market Intelligence
Cependant, considérer cette compétition comme un jeu à somme nulle pourrait être une erreur de jugement. La Chine dispose également de ressources financières et d’un réservoir de talents bien formés. Le succès de DeepSeek en est la preuve. Si une startup parvient à obtenir des résultats comparables avec 95% de coût en moins par rapport aux modèles d’OpenAI, cela soulève des doutes sur la pertinence des investissements massifs aux États-Unis et les hypothèses de croissance liées aux dépenses en infrastructures d’IA.
Ces inquiétudes ont provoqué une vente massive sur les marchés le 27 janvier, touchant particulièrement les entreprises exposées aux investissements en infrastructures technologiques, notamment les fabricants de semi-conducteurs, les fournisseurs de matériel pour centres de données et les producteurs d’énergie. En Europe, les valeurs des semi-conducteurs ont fortement chuté: ASML a reculé de 7%, BE Semiconductor a plongé de 11%, ASM a perdu 12%. Aux États-Unis, la correction a été tout aussi brutale: le Nasdaq, principal indice technologique, a chuté de 3,07%, tandis que Nvidia, leader des semi-conducteurs, a chuté de 17%, enregistrant une perte historique de 600 milliards de dollars de capitalisation boursière, la plus forte jamais observée en une seule journée pour une entreprise américaine.
Source: Nvidia, Broadcom et Arista Networks (rendement total 17 janvier - 27 janvier 2025 en USD), Bloomberg
Cependant, l’impact à long terme pourrait être moins négatif. Nvidia conserve une avance technologique significative sur ses concurrents, et ses GPU devraient rester le principal matériel utilisé pour l’IA pendant encore plusieurs années. La croissance continue de la demande en centres de données garantira un besoin soutenu pour ses puces, même si des modèles comme DeepSeek gagnent en efficacité. Bien que la conception des puces puisse théoriquement être reproduite, cela nécessite du temps et des investissements considérables. À ce jour, seules trois fonderies, TSMC, Samsung et Intel, sont capables de produire des puces avancées en 4, 3 ou 2 nanomètres. La Chine, quant à elle, ne dispose pas des équipements de pointe nécessaires pour une fabrication à cette échelle.
Moins de coût, plus d’opportunités
L’IA n’est pas une mode passagère, et l’essor de DeepSeek ne fait que consolider sa place centrale dans l’évolution technologique et économique. DeepSeek abaisse les barrières à l’entrée, favorisant une adoption plus large. Contrairement aux craintes d’une saturation, plus l’IA devient accessible, plus son usage se multiplie, un phénomène observé dans d’autres révolutions technologiques et connu sous le nom du paradoxe de Jevons. L’optimisation ne signifie pas la fin des investissements, elle permet simplement de faire plus avec moins. La baisse des coûts bénéficiera à l’ensemble de l’écosystème: les fournisseurs d’infrastructures cloud (hyperscalers) optimiseront mieux leurs investissements, les éditeurs de logiciels d’IA verront une adoption accélérée de leurs produits, et la demande en capacité de centres de données continuera de croître.
À court terme, des acteurs comme Nvidia pourraient voir leurs marges sous pression, mais les entreprises qui appliquent l’IA à des domaines concrets, comme la santé, la logistique, ou la finance, en sortiront gagnantes. D’ailleurs, les grands groupes technologiques restent dans des niveaux d’évaluation cohérents: Nvidia (27x les bénéfices futurs, contre 33x la semaine dernière), Microsoft (33x), Alphabet (21x) et Meta (26x), contre 22x pour l’indice S&P 500. Bien que ces titres se négocient avec une prime, cette surévaluation est justifiée par leur croissance exceptionnelle. Le marché de l’IA ne s’effondre pas, mais son narratif évolue: nous passons d’une phase de croissance fulgurante et visible à une période plus mature et volatile. Un ralentissement des dépenses en infrastructures n’est pas un signal d’essoufflement, mais une évolution naturelle, comme on l’a observé avec l’essor d’Internet. Si les prochains mois seront marqués par plus de prudence et que les dépenses des grandes entreprises seront désormais scrutées avec plus d’attention, l’IA reste une tendance de fond, avec un potentiel de croissance toujours aussi considérable.
Conclusion
L’ascension de DeepSeek a entrainé un retour de la volatilité sur les marchés, mais elle ne remet pas en cause le potentiel à long terme de l’IA, elle l’a au contraire accéléré. DeepSeek s’inscrit dans une évolution naturelle de tout cycle technologique, où l’enjeu ne repose plus uniquement sur la puissance des infrastructures, mais sur l’optimisation et l’accessibilité.