Les enjeux n’ont jamais été aussi élevés. En fin d’année dernière, Google a présenté Willow, sa puce quantique capable de résoudre en moins de cinq minutes un problème qui prendrait 10 septillions d’années aux superordinateurs les plus rapides d'aujourd'hui. Autrement dit, cela correspond à un 1 suivi de 24 zéros années, soit une durée supérieure à l’âge estimé de l’univers. Bien que cette technologie ne soit pas destinée à remplacer votre ordinateur portable, ses applications potentielles dans des domaines tels que la médecine, la logistique ou encore la science des matériaux sont extraordinaires.
Cet article se penche sur le monde de l’informatique quantique, met en lumière les entreprises émergentes qui façonnent cette révolution et aborde l'une des questions les plus controversées: l’informatique quantique représente-t-elle une menace pour les cryptomonnaies?
L’informatique quantique: qu’est-ce que c’est?
L’informatique quantique est une forme de calcul qui repose sur les principes de la mécanique quantique, une branche de la physique qui étudie le comportement des particules à l’échelle atomique et subatomique. Contrairement aux ordinateurs classiques, qui utilisent des bits, soit 0 ou 1, pour traiter les informations, les ordinateurs quantiques utilisent des qubits. Ces qubits peuvent représenter 0, 1 ou une combinaison des deux (00, 01, 10, 11), grâce à un phénomène appelé superposition. Cette propriété unique permet aux processeurs quantiques de traiter des volumes de données considérables à une vitesse exponentiellement supérieure à celle des machines les plus avancées. En superposition, l'échelle des qubits est exponentielle: deux qubits peuvent traiter quatre informations, trois qubits en traitent huit, et quatre qubits en traitent seize et ainsi de suite.
Pour l’expliquer simplement, Timothy Hollebeek, responsable de la stratégie des normes industrielles chez DigiCert, compare l’informatique quantique à un labyrinthe. Un ordinateur classique explorera méthodiquement chaque chemin, un par un, jusqu’à trouver la sortie. Un ordinateur quantique, en revanche, analysera simultanément tous les chemins possibles, ce qui lui permettra de trouver une solution bien plus rapidement.
Les qubits sont aussi interconnectés grâce à un phénomène appelé intrication, où l’état d’un qubit est directement lié à celui d’un autre, quelle que soit la distance qui les sépare. Les ordinateurs quantiques utilisent également les modèles d’interférence pour favoriser les résultats corrects tout en supprimant les résultats erronés.
En combinant ces trois propriétés fondamentales, superposition, intrication et interférence, les ordinateurs quantiques ont le potentiel de traiter des volumes colossaux de données et de résoudre des problèmes d’une complexité exceptionnelle. Par exemple, en médecine, ces machines pourraient identifier de nouveaux traitements en identifiant des modèles dans les données d'essais cliniques ou les informations génétiques qui dépassent les capacités des systèmes informatiques actuels. Ils pourraient également améliorer la sécurité des systèmes basés sur l’intelligence artificielle, notamment ceux utilisés pour le ciblage militaire, les opérations bancaires et les véhicules autonomes.
Source: Gartner
Cependant, pour créer un processeur quantique pleinement opérationnel, il faut d'abord relever certains défis techniques. Un système quantique réellement pratique nécessiterait des milliers de qubits stables et interconnectés. À titre d’exemple, Willow, la puce de Google, ne compte que 105 qubits, mais même la fabrication d’un seul qubit constitue déjà une immense prouesse technique.
En effet, les qubits ne fonctionnent qu’à des températures extrêmement basses, proches du zéro absolu, où certains matériaux deviennent supraconducteurs, éliminant ainsi toute résistance électrique. Mais les difficultés ne s’arrêtent pas là. Une fois créés, manipuler et contrôler les qubits pour en extraire des données nécessite des microscopes atomiques, des lasers ultraprécis et des capteurs ultra-sensibles.
Même dans des conditions idéales, les qubits sont extrêmement fragiles et sensibles à des perturbations ou au «bruit». Ce bruit peut provenir de facteurs tels que des imperfections dans la fabrication, des fluctuations dans les signaux de contrôle, des variations de température, ou encore des interactions involontaires avec l’environnement. Ces perturbations compromettent la fiabilité des qubits. Pour illustrer l'ampleur du défi: il n'a fallu que 100 microsecondes au Willow de Google pour perdre son état quantique, commencer à interagir avec son environnement et perdre des informations. Pour que les processeurs quantiques puissent effectuer des calculs importants, ils ont besoin de qubits très fiables qui restent stables suffisamment longtemps pour traiter les données.
Source: Gartner
Entreprises pionnières en informatique quantique
L’informatique quantique en est encore à ses premiers balbutiements. La recherche s'est axée principalement sur l’amélioration de la stabilité des qubits et la réduction des erreurs. De grandes entreprises technologiques comme Google, IBM, Microsoft et Amazon, ainsi que des startups prometteuses telles que Rigetti et IonQ, conduisent le mouvement de cette révolution naissante. Elles développent des prototypes tout en investissant massivement, positionnant l’informatique quantique comme un domaine hautement prometteur pour les investisseurs. Beaucoup considèrent ce secteur comme la prochaine grande révolution technologique, à l'image de la frénésie pour l'IA déclenchée par ChatGPT. Selon des estimations, le marché de l’informatique quantique pourrait atteindre 1300 milliards de dollars d’ici 2035.
D’ici 2030, Google prévoit de construire un ordinateur quantique à grande échelle, pour un milliard de dollars, un montant jugé modeste par ses dirigeants, compte tenu des applications potentielles de cette technologie, notamment dans la lutte contre des maladies comme le cancer. L’annonce de la puce quantique Willow par Google, une avancée majeure dans ses recherches débutées en 2012, a provoqué une augmentation de 5% de l’action Alphabet le jour même. Cette avancée a également stimulé l’intérêt pour les investissements «pure-play» dans la technologie quantique. Les titres des entreprises comme Rigetti Computing (RGTI, +1210% les trois derniers mois), IonQ Inc. (IONQ, +217%), D-Wave (QBTS, +568%) et Quantum Computing Inc. (QUBT, +1344%) ont enregistré des performances remarquables.
Ces entreprises relativement petites, dont beaucoup étaient encore évaluées à moins d’un milliard de dollars il y a quelques mois, sont particulièrement vulnérables aux fluctuations spéculatives et aux mouvements brusques des marchés. L’enthousiasme sur les réseaux sociaux, notamment les félicitations publiques d'Elon Musk et ses échanges avec le PDG de Google, a alimenté un engouement médiatique et une frénésie d’investissement.
Cependant, de nombreux investisseurs et scientifiques mettent en garde contre le fait que le développement d'ordinateurs quantiques à grande échelle et résistants reste un objectif lointain et qu'il est peut-être trop tôt pour identifier les gagnants dans le secteur et les applications à grande échelle. Jensen Huang, PDG de Nvidia, a exprimé un scepticisme similaire lors de la journée des analystes de son entreprise. Il a estimé que l’informatique quantique pourrait ne pas avoir d’applications «très utiles» avant 15 à 30 ans. Ces déclarations ont provoqué une forte correction dans le secteur: Mercredi dernier, Rigetti a chuté de 45%, IonQ de 39%, D-Wave de 36% et Quantum Computing Inc. de 43% en une seule journée.
Source: BofA Global Research
Une menace pour les cryptomonnaies
Malgré son immense potentiel, l’informatique quantique projette une ombre inquiétante sur l’univers des cryptomonnaies. Les fondements de la sécurité blockchain ne sont peut-être pas aussi inébranlables qu'ils le paraissent. À ce jour, l’ordinateur quantique Willow de Google, avec ses 105 qubits, reste loin des 1536 à 2338 qubits nécessaires pour compromettre le cryptage du Bitcoin. Cependant, le rythme accéléré des progrès en recherche et développement dans ce domaine suggère que cette menace, autrefois théorique, devient tangiblement proche.
La sécurité des cryptomonnaies repose sur des clés publiques et privées. Actuellement, il est pratiquement impossible de dériver une clé privée à partir d'une clé publique. Cependant, la capacité de l'informatique quantique à traiter de grandes quantités de données et à factoriser de grands nombres pourrait rendre cet obstacle totalement obsolète. Selon certaines estimations, un ordinateur quantique suffisamment puissant pourrait briser le cryptage du Bitcoin en moins de 30 minutes. Pour un secteur pesant plus de 1,84 trillion de dollars, cette éventualité fait froid dans le dos. Si les ordinateurs quantiques deviennent opérationnels à grande échelle, les clés privées pourraient être exposées, les portefeuilles vidés et la fiabilité qui fonde les cryptomonnaies brisée.
La menace ne s'arrête pas là. La blockchain, connue pour son immuabilité et sa sécurité distribuée, pourrait également être compromises. Prenons l'exemple du réseau Bitcoin: il repose sur un mécanisme de preuve de travail, nécessitant une immense puissance de calcul pour valider les transactions et garantir l'intégrité du système. Un ordinateur quantique suffisamment avancé pourrait dépasser cette puissance, permettant à un attaquant de falsifier l'historique des transactions ou même de prendre le contrôle du réseau.
Mais tout n’est pas perdu. Le monde des cryptomonnaies se prépare activement à contrer les menaces posées par l’informatique quantique. Les développeurs discutent d’ores et déjà sur des améliorations des protocoles pour renforcer la sécurité du Bitcoin. Une fois ces solutions mieux définies, une proposition d'amélioration du Bitcoin (BIP) sera mise en ligne pour débat et tests. Si elle est approuvée par la communauté et adoptée par une majorité de nœuds du réseau Bitcoin, elle sera intégrée au protocole.
En parallèle, des solutions de cryptographie post-quantique émergent. L'un des projets existants est le Quantum Resistant Ledger (QRL). Ce protocole de blockchain a été conçu spécifiquement pour résister aux attaques quantiques. Il repose sur le système de signature Merkle étendu (XMSS), un système de signature numérique qui s'apparente à une serrure à usage unique que les ordinateurs quantiques ne peuvent pas facilement déchiffrer. À chaque transaction, une nouvelle signature à usage unique est créée, ce qui garantit que même les processeurs quantiques auront du mal à la pirater.
Il convient de noter que l’informatique quantique ne menace pas seulement les cryptomonnaies, mais bien tous les systèmes reposant sur des méthodes de cryptage traditionnelles. Cela inclut les plateformes de e-commerce, les banques et les institutions gouvernementales. Conscients de l’enjeu, les leaders technologiques se mobilisent. IBM, par exemple, a développé deux algorithmes cryptographiques post-quantiques, publiés par le National Institute of Standards and Technology (NIST), une entité du ministère américain du commerce. En février dernier, Apple a annoncé son intention d’instaurer des mesures de cryptage quantique pour renforcer la sécurité des données échangées via iMessage. La lutte entre l'informatique quantique et la sécurité cryptographique est loin d'être terminée, elle ne fait que commencer.
Conclusion
La technologie est très loin d'être au point et la route vers l'informatique quantique pratique et tolérante aux pannes reste escarpée, mais son arrivée est inévitable. Les obstacles ne sont pas négligeables, qu'il s'agisse des défis techniques, de l'évolutivité, des menaces pour la sécurité ou du coût, mais les opportunités sont tout aussi nombreuses. L'informatique quantique a le potentiel de transformer des secteurs tels que la médecine, la logistique, la science des matériaux et bien d'autres encore. Comme le dit l’adage: «Lorsque le vent du changement souffle, certains construisent des murs, d’autres des moulins à vent.»