Déchaînement?

Martin Neff, Raiffeisen

4 minutes de lecture

Les autorités monétaires vont manquer le bon moment pour relever les taux et elles vont devoir rattraper leur retard avec une telle violence que les marchés financiers vont s’effondrer.

Nous allons bientôt «fêter» les deux ans du coronavirus. La plupart d’entre nous ont sans doute l’impression que cela fait beaucoup plus longtemps que ce virus a changé notre vie. Qui aurait imaginé cela début 2020? Tous les espoirs d’une fin prochaine de la pandémie ont régulièrement été brisés et tout cela se prolonge pour une durée toujours indéterminée. Combien de variants allons-nous encore connaître? Seront-ils pires ou moins agressifs? Au final, seule l’immunité collective permettra-t-elle de trouver une issue? Et qu’est-ce que tout cela signifie pour la cohésion sociale? Pour la collaboration internationale? Tant de questions qui appellent des réponses encore plus nombreuses. Et ce bien qu’aucune personne honnête n’ait la réponse à ces questions. Entre-temps, chacun a en revanche un avis.

Matières premières et semi-conducteurs, qui l’eût cru? 

Au moins l’économie ne s’est-elle pas davantage effondrée en 2021 et a même réussi à se stabiliser. Dans une perspective économique, un optimisme modéré est également de mise en 2022. Mais ce que nous mesurons n’a plus grand-chose à voir avec ce que nous ressentons. L’économie américaine est en pleine expansion et en Suisse la performance économique a de nouveau dépassé le niveau d’avant la crise. Petit à petit, l’Europe rattrape elle aussi son retard. Tout est donc dans le vert, mais le virus a engendré une faille considérable dans la division internationale du travail, dont les conséquences ont été sous-estimées à l’instar du virus. Certains marchés partiels sont littéralement déchaînés, je veux parler du gaz, du pétrole, des semiconducteurs, etc. D’autres marchés (acier ou bois, etc.) affichent de premiers signes de normalisation. Et nous voici donc au cœur du problème.

Pas normal, non? 

Que peut bien vouloir dire la normalisation surtout en période de pandémie? Et que savons-nous vraiment de la normalisation? La pandémie nous enseigne (et nous a enseigné) que la normalisation ne signifie qu’une chose pour nous, un point c’est tout. Pour nous les humains, normal signifie que tout retrouve son cours habituel. Or, nous semblons nous en éloigner de plus en plus. Ce n’est pas seulement depuis la pandémie que beaucoup de choses ne nous semblent plus aussi normales qu’avant. Nous pouvons encore comprendre que l’évolution implique également du changement. Mais en cas de disruption et a fortiori de changements ou de coupures radicaux, nous sommes rapidement dépassés. Mon corps de métier des prévisionnistes économiques touche lui aussi progressivement à ses limites. La crise financière et de l’euro avait déjà transformé de nombreux prophètes autoproclamés en simples commentateurs. Des commentateurs de tout ce qui s’était finalement passé autrement que ce qu’ils avaient prédit et des raisons qui avaient conduit à cette situation. Pour finir, la pandémie a définitivement imposé des limites à ma profession des marins principalement d’eau douce.

Ne surtout pas sortir du rang

Je me suis entretenu aujourd’hui avec une journaliste suisse et j’ai accompli mon travail comme d’habitude. Mon métier consiste à formuler des prévisions et à les justifier. Quiconque a tendance à douter de soi ferait mieux de s’abstenir et s’il manque d’assurance, il a tôt fait de manquer de crédibilité, a fortiori s’il le reconnaît honnêtement et sans honte. Tandis que je me tournais et retournais pour donner une prévision précise à 18 mois concernant la courbe des taux suisses et que j’invoquais la forte incertitude, j’ai brusquement réalisé qu’au fond je ne savais (presque) rien. Tout comme mes collègues, sauf qu’ils sont nombreux à faire comme s’ils savaient tout. Pourtant, toutes nos prévisions depuis le début de la pandémie et même en 2021 étaient totalement erronées. Le soi-disant consensus, à savoir une moyenne entre les valeurs prévisionnelles de différents économistes, a été adapté à un rythme presque hebdomadaire dès mars 2020 et également au cours de l’année 2021. En 2020, les prévisions de croissance ont d’abord été minorées à l’excès, avant d’être progressivement revues à la hausse. En 2021, la hausse des prix persistante a d’abord été massivement sous-estimée. Mais au lieu de sortir du rang et de me confronter au vent contraire désagréable de l’uniformisation prévisionnelle, j’ai fait le dos rond pour ne surtout pas me faire remarquer ni choquer. Qu’y a-t-il de plus désagréable que de devoir expliquer pourquoi on ne partage pas l’avis de la majorité? On est vite catalogué comme marginal ou cinglé et si par malheur on s’est trompé, on ne récolte que hargne et réprimande. Il vaut encore mieux se tromper, si au moins cela permet de ne pas être tout seul. Ce n’est au moins pas anormal. En effet, les autres n’ont pas fait mieux. Et si cela a été le cas, alors c’était un pur hasard et non le fruit de la connaissance. En clair: personne ne peut prédire l’avenir, même si les médias finissent par dénicher quelqu’un qui avait raison. Un horizon prévisionnel de trois mois est déjà très sportif. Tout ce qui se situe au-delà frise déjà la divination. Mais celle-ci a également une clientèle et même une clientèle qui paye, un peu comme dans mon secteur. Les périodes hors normes génèrent une demande accrue de prévisions, même si elles ne servent qu’à compléter un quelconque fichier Excel afin de plausibiliser une budgétisation ou de la «colporter». 

Mais ce n’est pas normal... 

La normalisation que nous appelons tous de nos vœux sert aussi toujours de base aux prévisions économiques. Et si elles ne sont pas tout de suite exactes, on se contente de les poursuivre. C’est ce qui s’est passé avec le fameux revirement des taux qui a régulièrement été inscrit à l’agenda des prévisionnistes depuis 2009 et qui ne s’est jamais produit. Ou de l’inflation qui allait partir au galop, ce qui n’est jamais arrivé. Le prévisionniste change alors de tactique, car après quelques années de chiffres peu orthodoxes (et partant de prévisions erronées), les taux négatifs, l’inflation zéro ou la dette insurmontable deviennent progressivement la nouvelle normalité. C’est pourquoi, ils sont encore nombreux à considérer la reprise de l’inflation comme un phénomène passager provoqué par des effets spéciaux, à estimer que les rendements aux Etats-Unis ont progressivement atteint leur plus haut ou à penser que notre monnaie est toujours massivement surévaluée, raison pour laquelle les taux négatifs deviennent perpétuels.

Et si tout change de nouveau? 

Mais que se passe-t-il si la nouvelle réalité correspond à ce qui fut autrefois l’ancienne normalité? Cela ne présage rien de bon à mes yeux, car les économistes des banques centrales ne fonctionnent pas très différemment de ceux de l’économie privée. Bien que l’inflation échappe désormais aussi à tout contrôle en Europe, ils espèrent toujours qu’il s’agit d’un phénomène passager, uniquement engendré par des effets spéciaux. Entre-temps, les «citoyens normaux» voient fondre leur pouvoir d’achat et leur épargne difficilement acquise supporte en plus des intérêts de pénalité. Une telle politique monétaire est tout simplement antisociale, ce que des économistes et politiciens renommés en Allemagne ont fait savoir à Madame Lagarde dans une lettre commune. La BCE n’assumerait en outre plus sont (unique) mandat de préservation de la stabilité des prix. Cela va décontenancer la patronne obstinée de la BCE. Les autorités monétaires vont manquer (ou ont peut-être déjà manqué) le bon moment pour relever les taux et, à un moment ou à un autre, elles vont devoir rattraper leur retard avec une telle violence que les marchés financiers vont s’effondrer. Elles ne parviendront plus à contrôler les taux longs, car les investisseurs n’auront plus confiance en la politique monétaire et exigeront des primes adaptées au risque. Il en résultera un arrêt brutal de la conjoncture, les entreprises zombies feront faillite et l’un ou l’autre Etat fera à son tour faillite. Le peuple descendra dans la rue, le risque de perte d’emploi et les prix exorbitants de l’énergie et de l’alimentation entraîneront de violentes manifestations et donneront lieu à des pillages. Et qui sait, ce qui pourrait encore arriver. Mais aucune crainte, tout cela est bien sûr impossible. C’est juste un cauchemar et en aucun cas une prévision officielle. Je vous souhaite à tous une bonne et heureuse année et je l’espère une année normale comme à l’accoutumée.

A lire aussi...