Péché non expié

Martin Neff, Raiffeisen

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Tout ce qui était autrefois considéré comme un péché ne l’est plus aujourd’hui. La dette publique qui échappe de plus en plus à tout contrôle en est un parfait exemple.

Le terme péché est pratiquement un mot étranger aujourd’hui et quand ce n’est pas le cas c’est un mot à la mode. Ayant été élevé dans une foi catholique stricte, le péché était quelque chose d’horrible et donc de très pesant dans mon enfance. Etant donné que pratiquement tout ce qui semble totalement naturel de nos jours était considéré comme un péché, je devais régulièrement alléger ma conscience au confessionnal avant de faire amende honorable, à savoir réciter x Notre Père. Seul problème: la période sans péché ne durait pas longtemps. Dès le retour de l’église, j’avais déjà péché de nouveau; par exemple en giflant le vilain Kurt qui avait dévissé la sonnette de mon vélo. Ou la jolie Sybille chez le glacier dont j’étais follement amoureux: les seules pensées constituaient déjà un péché à l’époque. Le Seigneur voit tout comme le disait ma mère. Et c’est ainsi que le jeu du péché et de l’expiation recommençait sans cesse.

Fiodor Dostoïevski a publié l’un de ses romans les plus connus en 1866. Il y est question de l’étudiant extrêmement doué Raskolnikov qui se sent supérieur aux autres et qui va jusqu’à distinguer les personnes ordinaires et les personnes extraordinaires, celles qui méritent ou non de vivre. Il commet ainsi un double meurtre sans éprouver de culpabilité particulière pour son crime. Le sentiment de culpabilité ne viendra que bien plus tard après s’être rendu à la police et avoir été condamné à huit ans de travaux forcés en Sibérie. Le péché ou la faute sont en tout cas plus contemporains que jamais. Je ne parle pas de la faute de mon enfance et de ma prime jeunesse dont on pouvait se sentir lavé au moins quelques instants, celle-ci fait depuis longtemps partie du quotidien. Entre-temps, la conscience se charge de toute façon de régler ce que le curé arrangeait prétendument autrefois. Je veux parler de cette faute que la dette publique qui échappe de plus en plus à tout contrôle. Là aussi, il semblerait que tout ce qui était autrefois considéré comme un péché ne l’est plus aujourd’hui. Lorsqu’ils ont créé l’euro, les Européens avaient à l’esprit une part maximale des dettes publiques de 60% et des déficits publics n’excédant pas 3% du PIB. Ceux qui ne respectaient pas ces plafonds étaient considérés comme des pécheurs et mettaient en danger le pacte de stabilité institué sur ces bases. Si les critères jugés infranchissables à la création de la zone euro s’appliquaient encore un tant soit peu, on parlerait désormais de péché mortel.

Au Japon, on pèche depuis toujours. La dette nationale s’élève à 256% du PIB. La Grèce se situe à 213%, l’Italie à 156%. La dette publique dans la zone euro est de 102%, celle de la Grande-Bretagne de 110%. A l’échelle mondiale, la dette publique ressort à 89% selon le Fonds monétaire international (FMI). Avec le coronavirus, les déficits se sont une nouvelle fois amplifiés au niveau mondial et désormais, la planète est endettée comme jamais. La question de la dette publique revient tôt ou tard lors de chacune de mes conférences et ce quel que soit le public. Qui devra l’éponger un jour et comment sont les questions les plus fréquentes, tout comme la crainte d’une nouvelle crise de la dette, que ce soit en Europe, aux Etats-Unis ou n’importe où ailleurs. J’ai certes une réponse, mais elle semble de plus en plus naïve à chaque répétition. Celui qui contracte les dettes devra les rembourser tôt ou tard. Et s’il ne le peut pas, quelqu’un d’autre devra les assumer. Jusque dans ma prime jeunesse, j’avais une grande sœur, pour de telles situations où il m’arrivait de vivre au-dessus de mes moyens.

Mais plus le temps passe, plus le remboursement des dettes ne semble plus constituer la doctrine prédominante. Avec la crise financière et la crise de l’euro qui a suivie, les fondements des pactes de stabilité ont été totalement bouleversés. On ne parle plus des dettes qui peuvent (encore) être contractées et on tend même plutôt à critiquer le corset trop étroit des valeurs de référence, telles que le plafond de la dette. Le coronavirus arrive bien sûr à point nommé pour la politique, car il existe un large consensus au sein de la population pour dire que les aides financières récentes étaient absolument indispensables pour éviter le pire. La semaine dernière, on pouvait lire dans la presse allemande que la politique allemande est trop fixée sur les dettes et se soucie trop peu de l’avenir. Ah bon, les dettes n’ont donc rien à voir avec l’avenir? L’argument simpliste avancé serait que la charge de la dette aurait diminué, malgré l’augmentation de l’endettement. Cette charge de la dette doit à présent constituer l’indicateur de la politique financière future. Or nous savons tous que la faible charge de la dette n’est pas due au mérite d’exécutifs prudents, mais l’œuvre de banques centrales toutes puissantes, les grandes sœurs des débiteurs. L’endettement constitue la nouvelle doctrine de ces nouveaux dogmatiques de la politique fiscale. Ceux qui freinent trop sur les dépenses sont assimilés au dogmatisme allemand typique réprouvé depuis bien longtemps dans le monde anglo-saxon. Le secteur financier y joue un rôle bien plus important et nous savons tous qu’il tire une part indécente de ses revenus de la dette. Il s’agit d’ailleurs de son principal domaine d’activité.

On veut au fond poursuivre la monétarisation de la dette publique et négocier à tout-va au prétexte d’aider les Etats à dépenser de plus en plus d’argent qui n’a même pas été gagné par une création de valeur réelle et qui ne le sera sans doute jamais. Mais cela constituera-t-il vraiment le consensus mondial du futur? Que font alors les rares acteurs qui se livrent encore à une activité économique solide? Eux aussi ne devraient pas lésiner pour ne pas rester à la traîne, bien qu’ils aient apporté la preuve que l’on peut aussi faire autrement en remboursant les dettes. Je crains juste qu’il ne soit ici question d’une espèce en voie de disparition. La faute sans expiation ou la dette sans remboursement représente simplement la voie de la facilité et il sera sans doute impossible de s’en débarrasser. D’autant qu’il y a de plus en plus de défenseurs de la doctrine et de thinktanks autoproclamés qui estiment que les dettes (en monnaie nationale) peuvent croître à loisir. On pourrait d’ailleurs aussi sauver l’environnement par la même occasion en débloquant quelques billions supplémentaires. La doctrine universitaire donne véritablement le feu vert au vide béant des caisses de l’Etat et donc bonne conscience aux politiciens prompts à la dépense.

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