Crypto-jungle numérique

Martin Neff, Raiffeisen

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Sur le front des monnaies numérique de banque centrale, il faudra encore quelques années juste pour choisir entre Wholesale CBDC et Retail CBDC.

Les banques centrales émettraient bientôt elles aussi des cryptomonnaies selon la rumeur. Il y a deux ans, Mark Zuckerberg de Facebook n’avait-il pas annoncé l’émission d’un moyen de paiement numérique avec des partenaires réputés? Le projet était intitulé Libra, à présent il s’appelle Diem. «Ça ne peut pas et ça ne doit pas devenir une monnaie souveraine» a déclaré à l’époque le ministre de l’Economie et des Finances français Bruno Le Maire à propos des plans de Libra. Et de nombreux représentants des banques centrales ont également fait part de leurs inquiétudes. Un système de paiement privé serait en effet créé, pour lequel il n’existe pas encore de réglementations aujourd’hui. Et maintenant, les banques centrales veulent quand même s’y mettre? Elles aussi? Je m’étais déjà intéressé à la question en son temps dans une rubrique intitulée «Des affaires cryptiques». Depuis, les choses ont pas mal changé. L’heure est donc venue de procéder à une petite mise à jour ou plutôt tentative de mise à jour, car le thème est à la fois complexe et hétérogène.

Commençons par les cryptomonnaies qui voulaient également devenir des moyens de paiement avant d’être rabaissées au rang de jetons numériques dans le crypto-casino. Je reste fidèle à cette appréciation, que je puisse à présent payer une Tesla en Bitcoins ou en Dogecoins ou pas selon l’humeur d’Elon Musk, ou que je sois client chez Home Depot. Je n’ai pas non plus besoin d’une Xbox de Microsoft, car mon petit dernier joue sur une PS4 de Sony. D’ailleurs, le fait que Microsoft ait temporairement suspendu les paiements en Bitcoins lorsque les cours étaient devenus trop volatils en dit long. Quant à Starbucks, c’est un peu comme dans l’administration des contributions du canton de Zoug. Tous deux acceptent par exemple le Bitcoin, mais seulement via une app (Bakkt) ou un courtier (Bitcoin Swiss), qui change directement la cryptomonnaie en dollars ou en francs. Tous deux ne sont donc pas crédités en Bitcoins, mais en moyens de paiement légaux. On ne peut donc pas parler de paiement en Bitcoins, lorsque le bénéficiaire touche en définitive des dollars américains ou des francs et que seul le débiteur vire des Bitcoins, mais c’est un bon gag publicitaire. 

Ah et j’allais presque oublier le Salvador. Un pays qui fait la moitié de la taille de la Suisse, compte 6,5 millions d’habitants qui gagnent environ dix fois moins par tête qu’en Suisse. Son président envisage sérieusement d’introduire le Bitcoin comme moyen de paiement officiel dans son pays. C’est dans un village du nom d’El Zonte, une sorte de laboratoire d’essai, que se trouve le premier bancomat salvadorien en Bitcoins, où l’on peut échanger des espèces contre des cryptomonnaies que l’on transfère dans un portemonnaie virtuel grâce à une app installée sur le téléphone. Elle permet ensuite de faire des achats à El Zonte. On frise la spéculation, car si un petit pays plutôt pauvre comme le Salvador qui n’a même pas sa propre monnaie et utilise l’USD comme monnaie principale mise à présent sur le Bitcoin, qu’adviendra-t-il des modestes économies de la population, si le Bitcoin venait à s’effondrer une nouvelle fois? C’est comme un saut périlleux arrière. De l’ancienne devise faible (le colon, propre monnaie jusqu’en 2001) à l’USD et à présent à une cryptomonnaie. Une pure folie, mais organisée de façon systématique. Il suffit de lire les tweets du président salvadorien Nayib Bukele (39 ans) et la façon dont il se présente! Avec des yeux laser, le mème classique des partisans des cryptomonnaies. Il reste encore la chaîne de mobilier américaine Overstock, qui accepte différentes cryptomonnaies et qui, à l’instar de Tesla, investit également dans des cryptomonnaies.

Catapultage de valeur 

Nous en arrivons à la fonction de préservation des valeurs des cryptomonnaies. Mi-avril, la capitalisation boursière du Bitcoin était d’un billion d’euros. Et une nouvelle fois, ils étaient nombreux à penser avoir manqué quelque chose, la «monnaie» ayant pratiquement explosé précédemment. Mais c’est alors que la valeur boursière des Bitcoins a fondu comme neige au soleil et s’est retrouvée amputée de moitié. Toute la capitalisation boursière de l’ensemble des cryptomonnaies a d’ailleurs été divisée par deux en trois mois, passant de plus de 2,1 billions d’euros à tout juste un peu plus d’un billion aujourd’hui. Ce n’est pas de la préservation de valeur mais un catapultage de valeur. Les partisans des cryptomonnaies avanceront que c’est toujours plus que lors du pic atteint lors de la première vague d’engouement entre l’été 2017 et début janvier 2018. Mais c’est logique. Quand les clients sont de plus en plus nombreux à se rendre au casino, ceux-ci augmentent aussi leur chiffre d’affaires. Mais ce n’est pas pour autant que les perspectives de gain relatives augmentent. Dans l’absolu, on compte certes quelques millionnaires supplémentaires, mais aussi beaucoup plus de perdants. Je reste convaincu que les cryptomonnaies demeurent réservées aux spéculateurs et aux joueurs, mais ne conviennent pas aux investisseurs. La volatilité est tout simplement beaucoup trop élevée pour un placement prévisible. Et qui sait, si la réglementation ne va pas un jour mettre un terme à l’activité sur les cryptomarchés, ce dont je suis convaincu? Ce sera alors la fin du mythe de la surperformance à long terme.

CBDC 

Venons-en aux banques centrales qui souhaitent créer leurs propres moyens de paiement numériques, à l’instar de Facebook et Cie. Or, les monnaies de banques centrales numériques présentent une toute autre structure que les cryptomonnaies «classiques», dont la quantité est de toute façon limitée dans le sens où il est impossible de miner des coins à loisir. La quantité de CBDC, Central Bank Digital Currency (en français: monnaie de banque centrale numérique), peut en revanche être gérée par la banque centrale respective comme bon lui semble. La monnaie de banque centrale numérique n’a donc qu’un seul point commun avec les cryptomonnaies. Elle est transportée dans un portemonnaie électronique, au lieu d’un portemonnaie dans la poche ou d’une carte de crédit ou de débit. Cela a beau sembler innovant et révolutionnaire, ce n’est finalement qu’une évolution logique. Elle générera peut-être une rapidité ou efficience un brin accrue. Au lieu de devoir convertir des pièces ou des billets (argent Fiat) en cryptomonnaies, nous recevrons un virement d’argent numérique dans nos portemonnaies numériques, p. ex. nos salaires, lorsque la CBDC ne sera plus seulement proposée aux banques, mais aussi aux personnes physiques. Nous paierons alors également nos factures en CBDC. L’innovation sur laquelle les banques centrales travaillent depuis si longtemps s’arrêtera là. 

La CBDC n’a qu’un seul point commun avec les cryptomonnaies spéculatives, à savoir le fait d’être conservée dans un portemonnaie électronique au lieu d’être transportée ou stockée physiquement. Et bien sûr le fait que les opérations de paiement entre les machines seront initiées par des Smart Contracts, ce qui promet des gains d’efficience et plus de sécurité. Dans les faits, le blanchiment d’argent sera impossible, puisque le système sousjacent serait centralisé (auprès de la banque centrale) et non décentralisé comme pour les cryptomonnaies privées. Ces dernières utilisent la technologie dite Distributed-Ledger (technique des livres de caisse distribués), employée pour documenter les transactions. Avec l’introduction de la CBDC, les banques centrales feraient un grand pas en direction de leur objectif relativement évident, qui consiste à supprimer les espèces. Cela fait longtemps que les espèces représentent pour elles une épine dans le pied et elles justifient également cette aversion par l’argument du blanchiment d’argent. Mais il faudra encore attendre un moment jusqu’à ce que nous introduisions effectivement la CBDC. Il faudra encore quelques années juste pour choisir entre Wholesale CBDC (limitation de la monnaie de banque centrale numérique aux banques et établissements financiers) et Retail CBDC (monnaie de banque centrale numérique pour «tous»). Et selon la décision, il faudra encore plus de temps pour s’entendre sur la technologie appropriée à cet effet.

Vous feriez donc mieux de ne pas attendre l’«efranc» et de ne pas jeter votre portemonnaie ainsi que de veiller à ce que votre carte de paiement soit suffisamment approvisionnée.

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