Le conflit en Ukraine a accéléré certaines transformations économiques, politiques et financières apparues après la pandémie, tandis que de nouvelles tendances ont émergé.
Ce conflit en Ukraine accélère les mutations et ruptures avec une mondialisation ouverte initiée après la chute du mur de Berlin. Contrairement aux espoirs initiaux d’une «fin de l’histoire» caractérisée par la démocratie libérale et la disparition des guerres, la tendance des dernières années était déjà marquée par la recrudescence des conflits et du populisme. Le conflit actuel accentue l’idée que nous sommes entrés dans une mondialisation désenchantée et moins paisible. Ce n’est pas la fin d’un monde d’interdépendances et d’échanges globaux, mais nous assistons au retour du risque pays, à une recomposition des alliances et à l’accentuation d’une régionalisation déjà à l’œuvre avant le conflit.
Ce dernier conduit en effet l’Europe à devoir assumer un rôle de puissance politique et géopolitique, et assurer son autonomie stratégique avec trois conséquences immédiates: réduire drastiquement sa dépendance au gaz russe, accélérer sa transition énergétique et renforcer son budget militaire. Cette séquence marque donc peut être la fin des dividendes de la paix, et la recomposition du monde autour de nouvelles lignes de partage. La Russie accélère son basculement vers l’Asie tandis que l’Europe doit se rapprocher du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, tout en accélérant sa transition énergétique.
L'Europe devrait en effet investir environ 5’000 milliards de dollars d’ici 2030 pour rester sur une trajectoire Net Zero en 2050. La bonne nouvelle est que la hausse des prix de l'énergie contribue à rendre les énergies alternatives plus rentables et investissables. La mauvaise nouvelle est que les gouvernements n'ont pas beaucoup de marge de manœuvre budgétaire. Ceci reposera donc principalement sur les fonds de l’Union européenne, la BCE et le secteur privé. L’accélération de la transition énergétique implique un renforcement des financements sur le plan fédéral déjà initiée après la pandémie ainsi qu’une intégration politique et une autonomie stratégique plus marquée.
Sur le plan économique, il est fort possible que le retour de l’inflation soit plus durable qu’escompté initialement et qu’anticipée l’année dernière par les banques centrales, et ceci va au-delà du prix de l’énergie. La reprise post-pandémie a révélé un certain nombre de faiblesses du modèle de la dernière décennie conduisant à un dérèglement brutal du système dès que la croissance s’est accélérée en 2021. Le déficit d’investissement physique des entreprises s’est traduit par une saturation rapide des capacités de production. Même si un atterrissage de la croissance devait conduire à réduire ces déséquilibres, l’inflation que l’on connaît revêt une composante structurelle sur l’offre et impliquera une reprise des investissements. Elle pourrait par ailleurs être alimentée par la transition énergétique.
L’autre rupture avec les années précédentes concerne l’évolution des salaires, notamment aux Etats Unis. Après 15 ans de grande modération salariale entre 2000 et 2015, les salaires nominaux américains avaient commencé à réagir au plein emploi et la vigueur de la reprise de 2021 a conduit à une accélération des hausses de salaires qui ne semble pas encore faiblir. Nous en sommes très loin en Europe, mais il est important d’observer les choses de manière dynamique. Face à une inflation qui monte et qui s’installe, les revendications salariales progressent logiquement, et dans un contexte de chômage historiquement bas, on peut s’attendre à ce que les hausses de salaires dépassent les 3% en Europe. Une perspective constructive sur les marges des entreprises implique donc soit une hypothèse de transmission des hausses de salaires dans les prix soit une hypothèse de gains de productivité.
Dans ce triple contexte d’inflation plus élevée, de croissance plus modérée et de chocs géopolitiques et énergétiques violents, il est possible que nous assistions à une inversion de la politique économique plus durable que transitoire. Même si on peut penser que la Fed conduira un cycle de hausse de taux puissant mais court et pourrait ensuite les rebaisser, il est fort probable que l’inflation se stabilise à un niveau structurellement supérieur à celui de la décennie passée. La BCE est dans une position délicate face à une croissance qui ralentira plus fortement qu’aux Etats Unis mais devrait aussi agir. Ceci devrait donc marquer la fin des politiques de taux zéro ou taux négatifs, initiées par la crainte de déflation et de fragmentation de la zone euro puis par la pandémie, mais que plus rien ne semble justifier aujourd’hui.
Face à des banques centrales qui remontent les taux et mettent fin aux achats d’actifs, les gouvernements vont-ils devoir se serrer la ceinture? Va-t-on assister au retour du thème de la soutenabilité des dettes si les taux remontent? A court terme cela semble écarté pour trois raisons. D’une part, parce que les gouvernements doivent dépenser plus (bouclier énergétique, dépenses de santé, dépenses militaires), tout en s’abstenant d’alourdir les impôts des ménages. D’autre part, parce qu’il reste difficile dans les faits d’augmenter les impôts sur les sociétés qui ont été presque divisés par deux dans le monde en quatre décennies.
La concurrence fiscale prévaut encore entre pays de l’UE tandis que le retour probable d’une majorité républicaine au Congrès augure mal de la capacité de Biden à augmenter les impôts. Enfin, tant que le PIB nominal progresse à un taux supérieur au taux d’intérêt, les gouvernements peuvent opportunément réduire leur ratio de dette/PIB. A moyen terme, c’est un jeu risqué dans un cadre stagflationniste où les banques centrales seront moins en soutien des dettes d’Etat. Cette question redeviendra centrale en 2023 dans un contexte où le Pacte de Stabilité et de Croissance, suspendu pendant la pandémie, devrait être réactivé, avec un débat sur sa révision.
Les investisseurs s’adaptent à une nouvelle donne, en intégrant à la fois une probabilité que la baisse de l’inflation en 2023 escomptée par le consensus ne se produise pas aussi vite que prévu et ces nouveaux paramètres de risque (risque pays en hausse et inversion du policy mix). Ce contexte de forte incertitude et de taux réels négatifs est un facteur de soutien à court terme pour l’or qui devrait in fine consolider face aux hausses de taux de la Fed. Au sein des marchés actions, la thématique du «pricing power» devrait continuer de prévaloir, tout en intégrant dans les portefeuilles une dose toujours importante de valeurs et secteurs positivement corrélés aux taux, avec un rendement soutenable supérieur à l’inflation. Les actions américaines devraient tirer leur épingle du jeu en termes de croissance bénéficiaire mais la sensibilité de leur valorisation à la remontée des taux d’intérêt demeure un facteur d’incertitude important. Enfin, les thématiques de long terme pourraient voir un rééquilibrage de la consommation vers l’investissement (transition énergétique, infrastructures, biens d’équipement, sécurité).