Black-out espagnol: l’Europe et la Suisse en alerte

Baptiste Leflaive, Colombus Consulting

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Le black-out espagnol souligne les vulnérabilités du réseau électrique et les défis liés aux énergies renouvelables. Les investisseurs doivent anticiper ces risques systémiques.

Le plus grand black-out de ces vingt dernières années en Europe, qui a frappé l’Espagne et le Portugal fin avril, résonne bien au-delà de la péninsule Ibérique. Alors que l’enquête sur les causes exactes se poursuit, cet événement rappelle aux investisseurs que les réseaux électriques, malgré leur sophistication croissante, restent vulnérables. Pour les pays comme la Suisse, dépendants de l’importation hivernale et politiquement isolés, les enjeux sont autant systémiques qu’économiques.

Un effondrement en cascade 

Samedi 28 avril, l’Espagne et le Portugal ont connu une panne d’une ampleur exceptionnelle: plus de 55 millions d’habitants touchés, des réseaux de transport à l’arrêt, des hôpitaux en mode dégradé, et des services bancaires perturbés. Le réseau espagnol a subi une perte instantanée de 15 GW de puissance – soit près de 60% de sa demande – en cinq secondes. Le Portugal, interconnecté au réseau espagnol, a lui aussi subi d’importantes coupures. Ce type de déséquilibre brutal est rare, mais souligne l’importance cruciale de la stabilité des infrastructures électriques à l’ère de l’électrification. Pour les marchés, ce type d’évènement n’est pas anodin: l’interruption prolongée de l’activité économique sur plusieurs jours pourrait représenter une perte de PIB de plusieurs milliards, affectant à la fois les entreprises locales et les investisseurs exposés aux utilities et à l’immobilier.

La péninsule Ibérique, souvent qualifiée d’«île énergétique», reste faiblement interconnectée au reste du marché européen: environ 3% de sa capacité de production est exportable vers la France, contre un objectif européen de 15% d’ici 2030. Cette limitation restreint ses marges de manœuvre en cas de besoin urgent d’électricité, un facteur critique dans le contexte actuel de montée en puissance des énergies renouvelables. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la péninsule Ibérique ne souffre pas d’un sous-investissement en infrastructures. La forte pénétration du solaire et de l’éolien – qui représentaient donc près de 60% du mix espagnol au moment du black-out – expose cependant les réseaux à de nouvelles formes de volatilité.

Un réseau européen moderne mais des causes toujours floues

Il est aujourd’hui impossible d’affirmer que l’intermittence des énergies renouvelables est directement responsable. Les investigations menées par le gestionnaire espagnol (REE), l’ENTSO-E et d’autres organismes spécialisés n’ont pas encore livré de conclusion officielle et pourraient durer plusieurs mois. Pour éviter un tel black-out, des réserves de production sont mobilisables, tant au niveau national qu’européen. Le réseau européen dispose de redondances et de mécanismes de protection. En cas d’anomalie majeure, le système isole la zone perturbée pour empêcher la propagation de la panne au reste du réseau. Un défaut de résilience pourrait exister quelque part dans l’architecture ou la gestion du réseau. Les premières analyses évoquent un enchaînement de pertes de production. Seul élément pouvant être mis en avant, une cause unique est hautement improbable. Le risque serait de désigner un faux coupable pour masquer un déficit de transparence, de régulation ou d’investissement dans la flexibilité du réseau. Cette panne rappelle aussi que le système électrique est un organisme vivant: sensible aux perturbations, non linéaire, et parfois soumis à des effets de seuil difficilement prédictibles. Plus un réseau est interconnecté, plus il est performant, mais aussi plus il est exposé à des défaillances qui se propagent rapidement. 

Les réseaux sont complexes, les interactions multiples. Pour les investisseurs, cela pourrait se traduire par un double signal: la nécessité de renforcer les capacités de stockage (batteries, hydrogène vert etc.) et l’opportunité de financer des infrastructures de régulation et de flexibilité, à forte valeur ajoutée sur les marchés d’ajustement.

La Suisse, carrefour énergétique mais isolée

Cette réalité vaut pour toute l’Europe. Si l’Espagne a montré les limites de la résilience dans un pays pourtant intégré au marché européen de l’électricité, que dire de la Suisse, qui n’en fait plus formellement partie? La Suisse, carrefour stratégique du réseau électrique européen avec 41 lignes transfrontalières, fait face à une situation paradoxale. En cas de pénurie ou de crise sur le réseau européen, elle ne bénéficie pas d’un accès prioritaire à l’électricité disponible. En avril, cette dépendance est masquée par l’abondance de la production hydraulique. Mais en hiver, lorsque la demande nationale explose et que les ressources locales ne suffisent plus, la Suisse dépend fortement des importations. Ce facteur géopolitique a un coût potentiel élevé: selon l’Office fédéral de l’énergie, un black-out hivernal pourrait générer des pertes économiques de 2 à 7 milliards de francs par jour. Pour les acteurs institutionnels suisses, cela plaide en faveur d’une politique d’investissement proactive dans les interconnexions, les capacités de réserve, et les technologies de prévision et de stabilisation du réseau. Le tout dans un contexte de tension croissante entre souveraineté énergétique et intégration européenne.

Enjeux stratégiques et opportunités d’investissement

Ce black-out n’est pas un accident anodin. Il constitue une alerte stratégique pour l’ensemble des acteurs économiques et financiers impliqués dans les infrastructures, l’énergie, les télécommunications ou encore les technologies numériques. La transition énergétique transforme la nature du réseau: d’un modèle centralisé, prévisible et pilotable, on passe à un modèle décentralisé, intermittent, interconnecté et parfois instable. Cela ouvre de nombreuses opportunités d’investissement mais cela demande aussi une vigilance accrue sur les risques systémiques. À mesure que les économies européennes s’électrifient (mobilité, industrie, numérique, logements), la dépendance à la stabilité du réseau devient critique. Cela représente à la fois une menace et une opportunité:

  • Pour les investisseurs institutionnels, les infrastructures de flexibilité – batteries industrielles, réseaux intelligents, pilotage de la demande, hydrogène de réserve – constituent un champ d’investissement stratégique, au cœur des plans de transition énergétique.
  • Pour les États, la coopération technique devient un actif géopolitique. Le retour de la Suisse à la table des négociations européennes sur l’électricité ne sera pas qu’une affaire de diplomatie: il en va de la sécurité économique nationale.
  • Pour les entreprises suisses, notamment les fournisseurs critiques, les établissements financiers et les exploitants de data centers, il est impératif de disposer de plans de continuité robustes et d’investir dans des solutions autonomes (groupes électrogènes, microgrids etc.).

Dans tous les domaines, ces pannes exceptionnelles rappellent une réalité essentielle: l’électricité est désormais une question de souveraineté partagée, et non de repli national. Dans une économie où l’électricité est la colonne vertébrale de toutes les chaînes de valeur – de la finance à la santé, de la mobilité à l’industrie –, sa stabilité est un bien public stratégique. Les investisseurs devront surveiller de près l’enquête espagnole, les réponses réglementaires qui en découleront, et les mouvements stratégiques des principaux acteurs du secteur.

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