Les idées les plus radicales à l’égard de la monnaie sont en train de devenir réalité. A la fin de la semaine dernière, les actions Visa et Mastercard ont chuté d’environ 5% en réaction à l’émission possible de stablecoins de la part de grands groupes de distribution. «Une initiative de Walmart ou d'Amazon visant à lancer des paiements basés sur les crypto-monnaies et à contourner le système de paiement traditionnel donnerait des frissons aux banques et aux géants des réseaux de cartes de crédit du pays», avance le Wall Street Journal.
L’émission de stablecoins de part de ces grands groupes de distribution, qui prendrait le nom de chaque distributeur ou d’un consortium, est à l’étude. Tout dépendra naturellement du sort qui sera finalement réservé à la loi «Genius Act» au congrès et au sénat américain.
L’intérêt est considérable pour ces sociétés. Le changement leur permettrait d’économiser des milliards de frais, notamment la commission qu'ils paient lorsque les clients effectuent des achats avec leurs cartes. Va-t-on payer avec des AmazonCoins? L’émergence d’un système de paiements instantané, avec les stablecoins, doit encore franchir certains obstacles mais sa mise en oeuvre est progressivement pris en compte par les marchés financiers. Ce nouveau monde monétaire pose des questions plus fondamentales: Qu’en sera-t-il de la masse monétaire? Et de la Fed? La banque centrale perd-elle son rôle central?
Les pionniers de la nouvelle économie monétaire
Les idées les plus radicales à propos de la monnaie ont-elles été correctes trop tôt? C’est la thèse qu’avancent les économistes Tyler Cowen et Alex Tabarrok (auteurs du blog marginal revolution), dans un podcast sur «La nouvelle économie monétaire», publiée récemment par le Mercatus Center de l’Université George Mason.
Ces idées radicales sont celles des penseurs financiers Fischer Black, Eugene Fama et Robert Hall. Ce ne sont pas des penseurs alternatifs mais des célébrités reconnues. Fischer Black s’est rendu célèbre avec un article sur le prix des options (1973), effectué en collaboration avec Myron Scholes, qui a abouti au modèle Black-Scholes. Eugene Fama est le père de l’efficience des marchés et du modèle d’évaluation des actifs. Robert Hall, professeur à Stanford, est connu pour ses travaux dans de nombreux domaines, allant du marché du travail aux marchés électroniques.
«L’émergence d’un système de paiements instantané, avec les stablecoins, doit encore franchir certains obstacles».
Les tenants de la «nouvelle économie monétaire», qui a émergé dans les années 1980, ont exprimé des idées vraiment révolutionnaires. Des concepts tels que l’offre de monnaie deviennent obsolètes. Avec Fama et Black, la Fed est impuissante à contrôler la masse monétaire ou le niveau des prix, du moins dans certaines circonstances.
La thèse de ces financiers a été rapidement rejetée à l’époque tant par les néo-keynésiens, tels que Samuelson et Solow, que par Milton Friedman et les monétaristes. Mais l’initiative monétaire d’Amazon et de Walmart la place à nouveau sous les feux de la rampe.
Une série d’options pour remplacer l’idée de masse monétaire
Alex Tabarrok estime que le monde que Fischer Black et ses collègues décrivaient ressemblait beaucoup plus à notre monde d'aujourd'hui qu'à celui des années 1980: «Peut-être n'étaient-ils que légèrement en avance sur leur temps», ajoute-t-il. Quel est ce monde? Alex Tabarrok le présente ainsi: «Imaginez que les gens ne détiennent plus de dollars sur leurs comptes bancaires. À la place, ils détiennent des bons du Trésor, des obligations ou d'autres actifs financiers, peut-être même de la crypto-monnaie. Lorsque vous achetez quelque chose pour 100 dollars, vous transférez au vendeur des actifs financiers d'une valeur de 100 dollars». Ce monde fait d’actifs financiers et imaginé par ces experts de la finance n’est pas si éloigné de la réalité actuelle.
Les individus sont en effet de moins en moins intéressés par la détention de dollars en cash, puisqu’il n’offre pas de rendement. Il suffit de voyager en Suède, ou en Chine, pour constater que ce monde sans cash se concrétise aujourd’hui.
Comme il n’y a plus de cash mais seulement des actifs financiers, il n’y a plus de place pour une politique monétaire. Le rôle de la Fed se limite à échanger des titres financiers, à acheter ou vendre des bons du Trésor à court terme. Au vu de l’immensité des marchés financiers, par rapport aux petites transactions en cash de la vie quotidienne, Fama et French semblent effectivement avoir anticipé le monde d’aujourd’hui. Il en résulte que l’individu est en possession de différents titres et que si la liquidité de ces titres est importante, mais elle n'est pas représentée par un seul chiffre. Le nouveau monde est caractérisé par une série d’options.
Cet environnement se distingue fortement du monde monétariste de Milton Friedman dans lequel la croissance du revenu était directement liée à la croissance monétaire. Ici, la notion de masse monétaire ne se résume plus à un montant simple et précis. Dans son podcast, Tyler Cowen parle d’une masse monétaire pondérée de la liquidité. Chaque actif dispose ainsi d’un différent degré de liquidité. Comme l’explique Alex Tabarrok: «Dans ce monde où l’on ne peut pas identifier la masse monétaire, il n’est pas possible de dire qu’en doublant la masse monétaire, on doublera le niveau des prix».
La fonction de la politique monétaire est totalement modifiée si l’on considère le point de vue de la nouvelle politique monétaire. Il est vrai que depuis 2009 elle a déjà profondément changé. En payant un intérêt sur les réserves des banques, les frontières entre les politiques monétaire et budgétaire se sont effacées, rappelle Alex Tabarrok. Le rôle des banques lui-même est remis en question. N’a-t-on pas déjà réalisé avec la crise financière que les banques ne représentaient qu’une part minoritaire des crédits et que l’intermédiation non bancaire (shadow banking) prenait le relai? Le modèle monétariste traditionnel a bel et bien vécu.